La Philosophie à Paris

642. Sur ce qui dérange l’ordre métaphysique.

16 Février 2013, 00:04am

Publié par Anthony Le Cazals

Toute situation ou tout parcours de vie n’en appelle pas à un besoin métaphysique interminable, même si une confrontation ne peut être évitée, ne serait-ce que pour sortir les métaphysiciens de leur langueur monotone. Ce qui dérange les métaphysiciens et qui survient aux attendus de leurs systèmes, ils l’ont nommé événement 643. En deux ou trois millénaires, nous sommes passés d'une société répartie selon le genre, à une société de sujets disciplinés entre eux et se réprimant les uns les autres parce que, en tant que conscience ou « libre-arbitre », ils admettent la faute et avouent leur mauvaise conscience, et c’est tout juste s’ils ne demandent pas d’office leur châtiment expiatoire au gibet de Montvraicon, haut lieu de la philosophie dogmatique. Peut-être cet exemple fera-t-il percevoir l’écart de notre société contemporaine avec l’ère féodale et ses sociétés de souveraineté. Après la mise en discipline progressive des sujets nous sommes arrivés à nouveau à une société du contrôle comme celle des Grecs antiques — grâce aux techniques de l'information et peut-être aussi par le contrôle qui entourera les tirages au sort 819. Les substitutions sont des amorces de mutations, nous les voyons avec la perte du genre symbolique, celui qui associe les moitiés complémentaires, comme homme et femme pour le foyer, flegmatiques (allergiques) et impulsifs (accointants) en politique. Cela a valu pour les sociétés organiques où tout le monde pouvait connaître son voisin. Mais l’inflation du mouvement a rendu les frontières très floues comme si tout avait été découvert et que le monde était devenu trop petit notamment pour cette chimère qu’est le progrès. Ce n’est plus l’opposition et la confrontation de moitiés complémentaires mais la coexistence de prétendues individualités qui, quand elles acquièrent une certaine résistance à l’ordre des choses, se font subjectivités avec un ordre plus complexe fait d’informations indexées qui, retravaillées, deviennent connaissances. La subjectivité est en lutte avec la complexité qui pourtant la tolère avec mansuétude. Cette livrée traite alors de la mise en opération de tout ce qui est hiérarchique à travers les nouvelles technologies. À la manière des algorithmes qui sont des manières de résoudre les problèmes de calcul et par là de supprimer l'erreur humaine. C’est l’idéalité mathématique entendue par Desanti et mise en place par Descartes et surtout aux travers des calculateurs de Pascal et Leibniz, et pas seulement cela : l’intérêt général, le consensus immédiat prend aujourd’hui la forme d’un appareillage mondialisé de l'information. Information qui est permise par ce qu'on appelle une forme de complexité : l'indexation de l'information sur l'énergie et la matière. Le dernier espace d'autonomie est, non pas l’action conditionnée par des « causes » dont nous n’avons pas conscience, mais la transmutation. Le changement non pas d’état mais de phase. Pensez aux signes avant-coureurs qui permettent de renverser une situation en pleine décrépitude. Si une pensée est demeurée en dehors de la réflexion des idées par l’« homme », bref au dehors de la métaphysique du sujet et donc d’une permanence hantée de substance, il n’y a plus lieu de parler de théologie négative ou même d’Être et de Néant. Cette pensée tient davantage du métier et de ses inventions tant langagières que techniques ou encore des moments jubilatoires de la transmutation. C’est la jubilation qui nous sort de la règle des plaisirs et des peines et qui nous conduit : ce qu’on disait en terme classique les « choses singulières », ces « choses singulières » ne sont pas les choses régulières. C’est cela qui marque les seuils et qui interrompt toute dimension transcendantale et qui invite à poursuivre dans l’endurance.

En même temps, il y a eu une révolution autour du mouvement. Depuis Galilée, le mouvement est un état qui ne relève pas des formes de l'être ou du devenir. Ce qui amène les lois de dynamique de la matière. Puis on s'est rendu compte que la lumière n'obéissait pas toute aux lois de la causalité, lois qui s’appliquent à ce qui est agi, à ce que l'on appelle « matière ». Ceci a son importance et remet en cause l'idéalisme, pour lequel la matière est toute action, mais pour lequel toute action n'est pas matière. il y a aussi la lumière, c’est la fameuse constante d'action minimale de Planck. Pour comprendre que la lumière agit sur la matière, pensons tout simplement au papier qui jaunit à la lumière. Soit trois autonomie : une autonomie de la pensée créatrice par rapport à la domination de l’esprit de l’homme supérieur ; une autonomie du mouvement par rapport à la métaphysique de l'être et du devenir ; une autonomie de la lumière par rapport à la matière qui remet en cause l'esprit et la matière comme réciprocité. On assiste à une perte de prise des idées de la raison : l’immortalité de l’âme, la supériorité de l’homme à travers le libre-arbitre et l’existence de Dieu comme dernier juge. Ce qui est mineur, comprenez la sphère de création, la serre des créateurs, est autonome par rapport aux « devenirs minoritaires » comme le montre Dialogue avec Deleuze de Kenneth White. Quelque chose qu’on peut nommer Vie ou lumière ou mouvement, échappe à la capture des systèmes et autres échafaudages et ce d’autant plus qu’ils sont ouverts.

Ce texte n’est qu’un condensat, un précipité de ces fulgurances 914 qui, loin de la métaphysique classique, peuplent les discours épars. Accolés à une activité et, pourquoi pas, à un métier, ces discours ne sont pas saisis de transcendance ou perdus dans l’immanence. Réunir ces fulgurances ne tient ni d’une méthode analytique ni d’une méthode synthétique dont on déduirait un principe à partir d’une hypothèse — ce serait une pensée axiomatique comme celles de Deleuze seul et de Badiou. C’est une synthèse des changements de paradigme de notre époque qui est tentée ici, en déconstruisant au maximum le spectre des expériences de la philosophie pour les résiliences de l’existence. Pour ne pas se cantonner aux systèmes fermés sur des essences ni aux systèmes ouverts sur des circonstances. Notre démarche dépasse la simple temporalité, pour ne garder que les vertiges du destin, ces fragments intenses, qui donnent non une direction mais indiquent par leur dimension de fini-illimité 331 une certaine intensité d’existence. La vitalité affective est la manière de rebondir 326c après un traumatisme. Un traumatisme n’est pas une simple blessure 715 mais  le souvenir de la peur ou d’un reproche inscrit dans l’hippocampe : ce que la culture chrétienne nomme l’intériorisation. Cette intensité de vie se fait loin de la mise en système métaphysique, même si, chez Spinoza, le système des définitions, des propositions et des scholies a l’avantage géométrique de maintenir une certaine allure, loin des passions que sont la haine, la honte et la peur. S’il est question de la tristesse, l’angoisse moderne y est toujours éludée à juste titre.

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