NIETZSCHE / L'antéchrist
1.
— Regardons-nous en face. Nous sommes des Hyperboréens, — nous savons assez bien à quel point nous vivons à l'écart. « Ni par terre ni par mer tu ne trouveras le chemin des Hyperboréens » : c’est ce que Pindare savait déjà de nous. Au-delà du Nord, de la glace, de la mort — notre vie, notre bonheur... Nous avons découvert le bonheur, nous connaissons le chemin, nous avons trouvé la sortie de mille ans de labyrinthe. Qui d'autre l'a trouvée ? — L'homme moderne, peut-être ? « Je ne sais où aller ni que faire ; je suis tout ce qui ne sait où aller ni que faire » — soupire l'homme moderne... Nous étions malades de cette modernité, — de la paix pourrie, du compromis lâche, de toute l'impureté vertueuse du oui et du non modernes. Cette tolérance et cette largesse de cœur, qui « pardonne » tout parce qu'elle « comprend » tout, sont un sirocco pour nous. Plutôt vivre dans la glace que sous les vertus modernes et autres vents du sud !... Nous étions assez courageux, nous ne nous épargnions pas, ni les autres : mais nous ne savions pas longtemps quoi faire de notre courage. Nous sommes devenus sombres, on nous appelait fatalistes. Notre destin — c'était la plénitude, la tension, l'accumulation des forces. Nous avions soif d'éclairs et d'actions, nous étions les plus éloignés du bonheur des faibles, de la « résignation »... Un orage se formait dans notre air, la nature que nous sommes s'assombrissait — car nous n'avions pas de chemin. Formule de notre bonheur : un oui, un non, une ligne droite, un but...
2.
Qu'est-ce qui est bon ? — Tout ce qui augmente le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même chez l'homme.
Qu'est-ce qui est mauvais ? — Tout ce qui provient de la faiblesse.
Qu'est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance croît, qu'une résistance est surmontée.
Pas la satisfaction, mais plus de puissance ; pas la paix en général, mais la guerre ; pas la vertu, mais la compétence (la vertu à la manière de la Renaissance, virtù, une vertu sans morale).
Les faibles et les ratés doivent périr : premier principe de notre amour de l'humanité. Et il faut encore les aider à y parvenir.
Qu'est-ce qui est plus nuisible qu'aucun vice ? — La compassion active pour tous les ratés et les faibles — le christianisme...
3.
Le problème que je pose ici n’est pas celui de savoir ce qui doit succéder à l’humanité dans la série des êtres (— l’homme est une fin —) : mais plutôt quel type d’homme on doit élever, vouloir, comme étant le plus précieux, le plus digne de vivre, le plus assuré pour l’avenir.
Ce type supérieur est déjà apparu assez souvent : mais comme un coup de chance, comme une exception, jamais comme quelque chose de voulu. Au contraire, il a été particulièrement redouté, il a jusqu'ici été presque l’objet de terreur ; — et c’est par crainte qu’on a voulu, élevé, atteint le type opposé : l’animal domestique, l’animal de troupeau, l’animal malade qu’est l’homme, — le chrétien...
4.
L’humanité ne représente pas un développement vers le meilleur, le plus fort ou le plus haut, comme on le croit aujourd’hui. Le « progrès » n’est qu'une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. L’Européen d’aujourd’hui est, dans sa valeur, bien inférieur à l’Européen de la Renaissance ; le développement ne signifie absolument pas nécessairement élévation, croissance, renforcement.
Dans un autre sens, il y a une réussite continue de cas individuels en divers points de la Terre et issus de diverses cultures, par lesquels en fait un type supérieur se manifeste : Quelque chose qui, en relation avec l’humanité entière, est une sorte de surhomme. De tels coups de chance du grand succès ont toujours été possibles et le seront peut-être toujours. Et même des lignées entières, des tribus, des peuples peuvent, dans certains cas, représenter une telle réussite.
5.
Il ne faut pas embellir ni parer le christianisme : il a mené une guerre à mort contre ce type d’homme supérieur, il a banni tous les instincts fondamentaux de ce type, il a distillé de ces instincts le mal, le mauvais, — l’homme fort comme le typiquement répréhensible, l’« homme réprouvé ». Le christianisme a pris parti pour tout ce qui est faible, bas, raté ; il a fait un idéal de l’opposition aux instincts de préservation de la vie forte ; il a corrompu la raison elle-même des natures les plus spirituelles en leur enseignant à ressentir les valeurs suprêmes de la spiritualité comme pécheresses, comme trompeuses, comme tentations. L’exemple le plus pitoyable — la corruption de Pascal, qui croyait que sa raison était corrompue par le péché originel, alors qu’elle n’était corrompue que par son christianisme ! —
6.
C’est un spectacle douloureux, terrifiant, qui s’est ouvert à moi : j’ai tiré le rideau sur la corruption de l’homme. Ce mot, dans ma bouche, est à tout le moins à l’abri d’un soupçon : qu’il contient une accusation morale de l’homme. Il est — je veux le souligner encore une fois — sans moraline : et cela jusqu’au point où cette corruption est ressentie par moi de la manière la plus forte précisément là où l’on aspirait le plus consciemment à la « vertu », à la « divinité ». Je comprends la corruption, vous le devinez déjà, dans le sens de la décadence : mon affirmation est que toutes les valeurs dans lesquelles l’humanité actuelle résume son désir suprême sont des valeurs de décadence. Je nomme un animal, une espèce, un individu corrompu, lorsqu’il perd ses instincts, lorsqu’il choisit et préfère ce qui lui est nuisible. Une histoire des « sentiments élevés », des « idéaux de l’humanité » — et il est possible que je doive la raconter — serait presque aussi l’explication de la raison pour laquelle l’homme est si corrompu. La vie elle-même m’apparaît comme un instinct de croissance, de durée, d’accumulation de forces, de pouvoir : là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. Mon affirmation est que toutes les valeurs suprêmes de l’humanité manquent de cette volonté, — que les valeurs du déclin, les valeurs nihilistes dominent sous les noms les plus sacrés.
7.
On appelle le christianisme la religion de la compassion. — La compassion est opposée aux affects toniques qui augmentent l’énergie du sentiment de la vie : elle agit de manière dépressive. On perd de la force en compatissant. Par la compassion, la perte de force qui accompagne déjà la souffrance se multiplie et s’amplifie encore. La souffrance elle-même devient contagieuse par la compassion ; il peut arriver qu’avec elle une perte globale de vie et d’énergie vitale soit atteinte, disproportionnée par rapport à la cause initiale (— le cas de la mort du Nazaréen). C’est le premier point de vue ; il y en a un autre, plus important encore. Supposons que l’on évalue la compassion selon les réactions qu’elle tend à produire, son caractère dangereux pour la vie apparaît alors sous un jour encore plus éclatant. La compassion contredit en tout et pour tout la loi de l’évolution, qui est celle de la sélection. Elle préserve ce qui est mûr pour la disparition, elle se bat en faveur des déshérités et des condamnés de la vie, elle donne à la vie elle-même un aspect sombre et douteux en raison de la profusion de ratés qu’elle maintient en vie. On a osé appeler la compassion une vertu (— dans toute morale noble, elle est considérée comme une faiblesse —) ; on est allé plus loin, on en a fait la vertu, le fondement et l’origine de toutes les vertus, — mais bien sûr, il faut toujours garder à l’esprit que cela s’est fait du point de vue d’une philosophie nihiliste, qui a inscrit la négation de la vie sur son étendard. Schopenhauer avait raison : par la compassion, la vie est niée, rendue plus digne de négation, — la compassion est la pratique du nihilisme. Encore une fois : cet instinct dépressif et contagieux contredit ces instincts qui visent à la préservation et à l’accroissement de la valeur de la vie : il est à la fois un multiplicateur de misère et un conservateur de tout ce qui est misérable, un outil principal de l’accroissement de la décadence — la compassion persuade au néant !… On ne dit pas « néant » : on dit « au-delà » ; ou « Dieu » ; ou « la vraie vie » ; ou Nirvana, rédemption, béatitude… Cette rhétorique innocente du domaine de l’idiosyncrasie religieuse et morale semble immédiatement beaucoup moins innocente lorsqu’on comprend quelle tendance s’y cache sous le manteau des mots sublimes : la tendance hostile à la vie. Schopenhauer était hostile à la vie : c’est pourquoi la compassion devint pour lui une vertu… Aristote considérait, comme on le sait, la compassion comme un état maladif et dangereux, qu’il serait bon de purger ici et là : il comprenait la tragédie comme un purgatif. Du point de vue de l’instinct de la vie, il faudrait en effet trouver un moyen de frapper un coup à cette accumulation maladive et dangereuse de compassion, comme le cas de Schopenhauer (et malheureusement aussi de toute notre décadence littéraire et artistique de Saint-Pétersbourg à Paris, de Tolstoï à Wagner) le représente, afin qu’elle éclate… Rien n’est plus malsain, au milieu de notre modernité malsaine, que la compassion chrétienne. Ici, être médecin, ici, être impitoyable, ici, manier le couteau — cela nous appartient, c’est notre façon d’aimer l’humanité, c’est ainsi que nous sommes philosophes, nous les Hyperboréens ! — — —
8.
Il est nécessaire de dire qui nous considérons comme notre contraire — les théologiens et tous ceux qui ont du sang de théologien dans les veines — toute notre philosophie… Il faut avoir vu le destin de près, mieux encore, il faut l’avoir vécu, il faut avoir failli en périr, pour ne plus comprendre ici aucune plaisanterie (— le libre-pensée de nos messieurs les naturalistes et physiologistes est à mes yeux une plaisanterie, — il leur manque la passion pour ces choses, la souffrance à leur sujet —). Cette empoisonnement va beaucoup plus loin qu’on ne le pense : j’ai retrouvé l’instinct de théologien de l’orgueil partout où l’on se sent aujourd’hui « idéaliste », — où l’on revendique, en raison d’une ascendance supérieure, le droit de regarder la réalité avec supériorité et étrangeté… L’idéaliste a, tout comme le prêtre, tous les grands concepts en main (— et pas seulement en main !), il les manipule avec une bienveillante condescendance contre la « raison », les « sens », l’« honneur », le « bien-être », la « science », il considère tout cela comme étant en dessous de lui, comme des forces nuisibles et séduisantes, au-dessus desquelles « l’esprit » plane dans une pure autosuffisance : — comme si l’humilité, la chasteté, la pauvreté, la sainteté n’avaient pas fait infiniment plus de mal à la vie que n’importe quelles atrocités et vices… L’esprit pur est le pur mensonge… Tant que le prêtre sera considéré comme une forme d’homme supérieure, ce négateur, ce calomniateur, ce poisonnier de la vie par profession, il n’y aura pas de réponse à la question : qu’est-ce que la vérité ? On a déjà mis la vérité sens dessus dessous, si l’avocat conscient du néant et de la négation est considéré comme le représentant de la « vérité ».
9.
Je fais la guerre à cet instinct de théologien : j’ai trouvé sa trace partout. Quiconque a du sang de théologien dans les veines regarde toutes choses de travers et de manière malhonnête. Le pathos qui en découle s’appelle foi : fermer les yeux une fois pour toutes sur soi-même, pour ne pas souffrir de l’aspect de cette fausseté incurable. On fait de cette optique erronée sur toutes choses une morale, une vertu, une sainteté, on associe la bonne conscience à la fausse perception, — on exige que toute autre optique ne puisse plus avoir de valeur, après avoir sanctifié la sienne avec les noms de « Dieu », « Rédemption », « Éternité ». J’ai déterré l’instinct de théologien partout : c’est la forme la plus répandue, la véritablement souterraine, de fausseté qui existe sur terre. Ce qu’un théologien ressent comme vrai, cela doit être faux : on a là presque un critère de vérité. C’est son instinct de conservation le plus profond qui interdit que la réalité soit honorée ou même simplement exprimée à un quelconque point. Là où l’influence des théologiens s’étend, le jugement de valeur est renversé, les notions de « vrai » et de « faux » sont nécessairement inversées : ce qui est le plus nuisible à la vie est appelé « vrai », ce qui l'élève, l'affirme, la justifie, et la fait triompher, est appelé « faux ». Si les théologiens tendent la main au pouvoir à travers la « conscience » des princes (ou des peuples), il ne fait aucun doute que ce qui se produit alors en profondeur, c'est le nihilisme qui cherche à s’emparer du pouvoir, la volonté nihiliste de mettre fin à toute chose.
10.
En Allemagne, on comprend immédiatement ce que je veux dire lorsque je dis que la philosophie est corrompue par le sang des théologiens. Le pasteur protestant est le grand-père de la philosophie allemande, et le protestantisme lui-même est son péché originel. Définition du protestantisme : la paralysie unilatérale du christianisme — et de la raison... Il suffit de prononcer le mot « Tübinger Stift » pour comprendre ce qu’est fondamentalement la philosophie allemande — une théologie sournoise... Les Souabes sont les plus grands menteurs d’Allemagne, ils mentent innocemment... D'où cette exultation qui a parcouru le monde des savants allemands lors de l'apparition de Kant, un monde composé aux trois quarts de fils de pasteurs et de professeurs —, d'où vient cette conviction allemande, qui trouve encore aujourd'hui un écho, selon laquelle avec Kant, un changement pour le mieux a commencé ? L’instinct du théologien chez le savant allemand a deviné ce qui était désormais de nouveau possible... Une porte dérobée vers l'ancien idéal était ouverte, le concept de « monde vrai », le concept de la morale comme essence du monde (— ces deux erreurs les plus malveillantes qui existent !) étaient maintenant de nouveau, grâce à un scepticisme rusé, sinon prouvables, du moins non réfutables... La raison, le droit de la raison n'allait pas si loin... On avait fait de la réalité une « apparence » ; on avait fait d’un monde entièrement mensonger, celui de l’étant, la réalité... Le succès de Kant est seulement un succès théologien : Kant était, comme Luther, comme Leibniz, un obstacle de plus à la probité allemande, déjà naturellement mal assurée — —
11.
Encore un mot contre Kant en tant que moraliste. Une vertu doit être notre invention, notre défense la plus personnelle et la plus nécessaire : en tout autre sens, elle n'est qu'un danger. Ce qui n’est pas conditionné par notre vie lui nuit : une vertu basée uniquement sur le respect pour le concept de « vertu », comme le voulait Kant, est nuisible. La « vertu », le « devoir », le « bien en soi », le bien avec le caractère d'impersonnalité et d'universalité — des chimères dans lesquelles s'exprime le déclin, la dernière faiblesse de la vie, la chinoiserie de Königsberg. Le contraire est ordonné par les lois les plus profondes de la conservation et de la croissance : que chacun invente sa vertu, son impératif catégorique. Un peuple périt lorsqu'il confond son devoir avec le concept de devoir en général. Rien ne ruine plus profondément, plus intimement que tout « devoir impersonnel », tout sacrifice au Moloch de l'abstraction. — Que l'on n'ait pas ressenti l'impératif catégorique de Kant comme dangereux pour la vie !… Seul l'instinct théologique l'a protégé ! — Une action à laquelle l'instinct de vie contraint trouve en la joie la preuve qu'elle est juste : et ce nihiliste aux entrailles dogmatiques chrétiennes voyait la joie comme une objection… Qu'est-ce qui détruit plus rapidement que de travailler, penser, sentir sans nécessité intérieure, sans un choix profondément personnel, sans joie ? Que d’être un automate du « devoir » ? C'est là précisément la recette pour la décadence, voire pour l'idiotisme… Kant est devenu idiot. — Et c'était le contemporain de Goethe ! Ce destin d'araignée était considéré comme le philosophe allemand, — il l'est encore !… Je me garde de dire ce que je pense des Allemands… Kant n'a-t-il pas vu dans la révolution française la transition de la forme inorganique de l'État à la forme organique ? Ne s'est-il pas demandé s'il y avait un événement qui ne pouvait être expliqué autrement que par une disposition morale de l'humanité, de sorte qu'avec lui, une fois pour toutes, la « tendance de l'humanité vers le bien » serait prouvée ? La réponse de Kant : « c'est la révolution ». L'instinct erroné en tout et partout, la contre-nature comme instinct, la décadence allemande en tant que philosophie — c'est cela Kant ! —
12.
Je mets de côté quelques sceptiques, le type honorable dans l'histoire de la philosophie : mais le reste ne connaît pas les premières exigences de la probité intellectuelle. Tous font comme les femmes, tous ces grands rêveurs et bêtes merveilleuses — ils prennent les « beaux sentiments » pour des arguments, la « poitrine gonflée » pour un soufflet divin, la conviction pour un critère de vérité. En dernier lieu, Kant lui-même, dans son innocence « allemande », a essayé de scientifiser cette forme de corruption, ce manque de conscience intellectuelle sous le concept de « raison pratique » : il a inventé une raison spécialement pour les cas où l'on n'a pas à se soucier de la raison, à savoir lorsque la morale, lorsque l’exigeant « tu dois » se fait entendre. Si l'on considère que, dans presque toutes les nations, le philosophe n'est que le prolongement du type sacerdotal, cet héritage du prêtre, la fausse monnaie face à soi-même, ne surprend plus. Si l’on a des missions sacrées, par exemple améliorer, sauver, racheter les hommes, si l’on porte la divinité en soi, si l’on est le porte-parole d’impératifs venus d’ailleurs, alors on se situe déjà en dehors de toutes les évaluations purement rationnelles, — déjà sanctifié par une telle mission, déjà le type d'un ordre supérieur !... Qu'est-ce que la science a à voir avec un prêtre ! Il est au-dessus de cela ! — Et le prêtre a régné jusqu’à présent ! Il a défini les concepts de « vrai » et de « faux » !…
13.
Ne sous-estimons pas ceci : nous-mêmes, nous esprits libres, sommes déjà une « transvaluation de toutes les valeurs », une déclaration vivante de guerre et de victoire contre tous les anciens concepts de « vrai » et de « faux ». Les perspectives les plus précieuses sont découvertes les dernières ; mais les perspectives les plus précieuses sont les méthodes. Toutes les méthodes, toutes les prémisses de notre science actuelle ont été méprisées pendant des millénaires, à cause d’elles, on était exclu de la société des « honnêtes gens », — on était considéré comme un « ennemi de Dieu », comme un méprisant de la vérité, comme un « possédé ». En tant que personnage scientifique, on était un Tschandala... Nous avons eu contre nous tout le pathos de l’humanité — son concept de ce que la vérité doit être, de ce que le service de la vérité doit être : chaque « tu dois » a été dirigé contre nous jusqu’à présent... Nos objets, nos pratiques, notre manière discrète, prudente et méfiante — tout cela leur semblait complètement indigne et méprisable. — En fin de compte, on pourrait, avec un peu d'équité, se demander si ce n'était pas en fait un goût esthétique qui a maintenu l'humanité dans une telle cécité pendant si longtemps : elle exigeait de la vérité un effet pittoresque, elle exigeait également du connaisseur qu'il fasse une forte impression sur les sens. Notre modestie leur déplaisait le plus longtemps… Oh comme ces dindons de Dieu l’ont deviné — —
14.
Nous avons réappris. Nous sommes devenus plus modestes en tout point. Nous ne tirons plus l’homme de « l’esprit », de la « divinité », nous l’avons replacé parmi les animaux. Il nous apparaît comme le plus fort des animaux, parce qu'il est le plus rusé : sa spiritualité en est une conséquence. Nous nous opposons d’autre part à une vanité qui voudrait de nouveau se faire entendre ici : comme si l’homme était le grand dessein de l’évolution animale. Il n’est en aucun cas la couronne de la création, chaque être est, à côté de lui, à un même niveau de perfection… Et en affirmant cela, nous affirmons encore trop : l’homme est, relativement parlant, l’animal le plus raté, le plus malade, celui qui s'est le plus dangereusement égaré dans ses instincts — certes, avec tout cela, aussi le plus intéressant !... Quant aux animaux, c'est Descartes qui, avec une audace admirable, a d'abord osé concevoir l'animal comme une machina : toute notre physiologie s'efforce de prouver cette thèse. Nous ne mettons pas logiquement l'homme de côté, comme le faisait encore Descartes : ce que l'on comprend aujourd'hui de l'homme va aussi loin qu'on le comprend comme une machine. Autrefois, on donnait à l'homme, comme dot d’un ordre supérieur, le « libre arbitre » : aujourd'hui, nous lui avons même ôté la volonté, en ce sens qu'il ne peut plus être compris comme une capacité. Le vieux mot « volonté » ne sert qu'à désigner une résultante, une sorte de réaction individuelle, qui suit nécessairement une multitude de stimulations parfois contradictoires, parfois concordantes : — la volonté ne « agit » plus, ne « meut » plus... Autrefois, on voyait dans la conscience de l'homme, dans son « esprit », la preuve de sa provenance supérieure, de sa divinité ; pour achever l'homme, on lui conseillait, à la manière de la tortue, de retirer ses sens en lui, d’interrompre tout rapport avec le terrestre, de se défaire de sa coquille mortelle : alors, il ne restait de lui que l’essentiel, le « pur esprit ». Nous avons également revu cette question : pour nous, la conscience, l’« esprit », sont précisément des symptômes d'une imperfection relative de l'organisme, d'une tentative, d'un tâtonnement, d'une erreur, d'un effort au cours duquel une quantité inutile de force nerveuse est dépensée, — nous nions que quelque chose puisse être accompli tant qu’il reste conscient. Le « pur esprit » est une pure bêtise : si l’on soustrait le système nerveux et les sens, la « coquille mortelle », on se trompe — et rien de plus !...
15.
Ni la morale ni la religion n'ont, dans le christianisme, le moindre point de contact avec la réalité. Que des causes imaginaires (« Dieu », « âme », « moi », « esprit », « libre arbitre » — ou aussi « non-libre ») ; que des effets imaginaires (« péché », « rédemption », « grâce », « punition », « pardon des péchés »). Un commerce entre des êtres imaginaires (« Dieu », « esprits », « âmes ») ; une science naturelle imaginaire (anthropocentrique ; absence totale de la notion de causes naturelles) ; une psychologie imaginaire (que des malentendus sur soi-même, des interprétations d'états généraux agréables ou désagréables, par exemple des états du nerf sympathique à l'aide du langage symbolique de l'idiosyncrasie religieuse-morale — « repentir », « remords », « tentation du diable », « la proximité de Dieu ») ; une téléologie imaginaire (« le royaume de Dieu », « le jugement dernier », « la vie éternelle »). — Ce monde de pure fiction se distingue à son désavantage du monde des rêves en ce que ce dernier reflète la réalité, tandis qu'il la falsifie, la dévalue, la nie. Dès que le concept de « nature » fut inventé comme contre-concept de « Dieu », « naturel » devait signifier « répréhensible » — tout ce monde de fiction a sa racine dans la haine du naturel (— la réalité ! —), il est l'expression d'un profond malaise face au réel... Mais tout est ainsi expliqué. Qui seul a des raisons de se mentir à lui-même au sujet de la réalité ? Celui qui en souffre. Mais souffrir de la réalité signifie être une réalité manquée... La prépondérance des sentiments de déplaisir sur les sentiments de plaisir est la cause de cette morale et de cette religion fictives : un tel excédent est en réalité la formule de la décadence...
16.
La même conclusion s'impose à une critique du concept de Dieu chrétien. — Un peuple qui croit encore en lui-même a encore son propre Dieu. En lui, il vénère les conditions qui le rendent supérieur, ses vertus, — il projette sa joie de soi, son sentiment de puissance dans un être auquel il peut rendre grâce pour cela. Qui est riche veut donner ; un peuple fier a besoin d'un Dieu pour sacrifier... La religion, dans de telles conditions, est une forme de gratitude. On est reconnaissant envers soi-même : pour cela, on a besoin d'un Dieu. — Un tel Dieu doit pouvoir nuire et bénéficier, il doit pouvoir être ami et ennemi, — on l'admire dans le bien comme dans le mal. La castration non naturelle d'un Dieu en un Dieu uniquement bon serait ici hors de toute désirabilité. On a besoin du mauvais Dieu autant que du bon : on ne doit pas son existence précisément à la tolérance, à la philanthropie... Qu'importerait un Dieu qui ne connaîtrait ni colère, ni vengeance, ni envie, ni moquerie, ni ruse, ni violence ? qui peut-être ne connaîtrait même pas les enivrantes ardeurs de la victoire et de la destruction ? On ne comprendrait pas un tel Dieu : pourquoi l'avoir ? — Bien sûr : lorsqu'un peuple est en déclin ; lorsqu'il sent que sa foi en l'avenir, son espoir en la liberté disparaissent définitivement ; lorsqu'il prend conscience que la soumission est la première utilité, que les vertus des soumis sont des conditions de survie, alors son Dieu doit aussi changer. Il devient maintenant humble, craintif, modeste, prêche la « paix de l'âme », l'absence de haine, l'indulgence, l'« amour » même pour l'ami et l'ennemi. Il moralise constamment, se glisse dans la grotte de chaque vertu privée, devient le Dieu de chacun, devient un citoyen privé, devient cosmopolite... Autrefois, il représentait un peuple, la force d'un peuple, tout ce qui est agressif et avide de pouvoir dans l'âme d'un peuple : maintenant, il n'est plus que le bon Dieu... En réalité, il n'y a pas d'autre alternative pour les dieux : ou bien ils sont la volonté de puissance — et tant qu'ils le seront, ils seront des dieux nationaux — ou bien l'impuissance à exercer la puissance — et alors, ils devront nécessairement être bons...
17.
Partout où, sous quelque forme que ce soit, la volonté de puissance décline, il y a aussi chaque fois un déclin physiologique, une décadence. La divinité de la décadence, mutilée de ses vertus et instincts les plus masculins, devient désormais nécessairement le dieu des physiologiquement déchus, des faibles. Ils ne se nomment pas les faibles, ils se nomment « les bons »... On comprend, sans qu'il soit besoin de le suggérer, à quel moment de l'histoire la fiction dualiste d'un dieu bon et d'un dieu mauvais devient possible. Avec le même instinct qui pousse les soumis à abaisser leur Dieu au « Bien en soi », ils effacent les bonnes qualités du Dieu de leurs vainqueurs ; ils se vengent de leurs maîtres en diabolisant leur Dieu. — Le Dieu bon, tout comme le diable : tous deux sont des produits de la décadence. — Comment peut-on encore céder autant à la simplicité des théologiens chrétiens pour décréter avec eux que le développement du concept de Dieu, du « Dieu d'Israël », du dieu national au dieu chrétien, au symbole de tout ce qui est bon, représente un progrès ? — Mais même Renan le fait. Comme si Renan avait droit à la simplicité ! Le contraire est pourtant évident. Lorsque les conditions de la vie ascendante, tout ce qui est fort, courageux, dominateur, fier sont éliminés du concept de Dieu, lorsqu'il se dégrade progressivement au rang de symbole d'un soutien pour les fatigués, d'une bouée de sauvetage pour tous les naufragés, lorsqu'il devient le dieu des pauvres, le dieu des pécheurs, le dieu des malades par excellence, et que le titre de « sauveur », de « rédempteur » reste, pour ainsi dire, son seul titre divin : de quoi parle une telle transformation ? une telle réduction du divin ? — Certes, le « royaume de Dieu » est ainsi devenu plus vaste. Autrefois, il n'avait que son peuple, son « peuple élu ». Depuis, il est allé, tout comme son peuple, à l'étranger, en exil, il n'a plus jamais été stable nulle part : jusqu'à ce qu'il devienne finalement cosmopolite, qu'il attire « la grande majorité » et la moitié du monde à sa cause. Mais le Dieu de la « grande majorité », le démocrate parmi les dieux, n'est néanmoins pas devenu un fier dieu païen : il est resté juif, il est resté le dieu des coins cachés, le dieu de toutes les zones obscures et des quartiers malsains de la terre entière !... Son empire mondial est resté un empire souterrain, un hôpital, un empire de sous-sols, un empire du ghetto... Et lui-même, si pâle, si faible, si décadent... Même les plus pâles des pâles ont encore pris le dessus sur lui, les messieurs métaphysiciens, les albinos conceptuels. Ceux-ci ont tissé autour de lui jusqu'à ce qu'il devienne, hypnotisé par leurs mouvements, lui-même araignée, lui-même métaphysicien. Dès lors, il a recommencé à filer le monde à partir de lui-même — sub specie Spinozae —, dès lors, il s'est transfiguré en quelque chose d'encore plus fin et de plus pâle, il est devenu « idéal », il est devenu « pur esprit », il est devenu « absolu », il est devenu « chose en soi »... Déclin d'un dieu : Dieu est devenu « chose en soi »...
18.
Le concept chrétien de Dieu — Dieu comme dieu des malades, Dieu comme araignée, Dieu comme esprit — est l'un des concepts de Dieu les plus corrompus qui aient été atteints sur terre ; il représente peut-être même le point culminant du déclin dans le développement descendant du type divin. Dieu dégénéré en contradiction de la vie, au lieu d'être sa transfiguration et son éternel Oui ! En Dieu, la vie, la nature, la volonté de vivre se voient déclarés ennemis ! Dieu est la formule pour toute calomnie de « l'ici-bas », pour tout mensonge sur « l'au-delà » ! En Dieu, le Néant est divinisé, la volonté de néant est sanctifiée !...
19.
Que les races fortes du nord de l'Europe n'aient pas rejeté le dieu chrétien ne fait vraiment pas honneur à leur talent religieux, sans parler de leur goût. Avec une telle progéniture maladive et sénile de la décadence, ils auraient dû en finir. Mais il y a une malédiction sur eux pour ne pas l'avoir fait : ils ont absorbé la maladie, la vieillesse, la contradiction dans tous leurs instincts, — depuis, ils n'ont plus créé de dieu ! Presque deux mille ans, et pas un seul nouveau dieu ! Mais encore et toujours, comme si c'était légitime et ultime, ce dieu pitoyable du monothéisme chrétien ! Ce produit hybride de déclin, fait de néant, de concept et de contradiction, dans lequel tous les instincts de la décadence, toutes les lâchetés et les fatigues de l'âme ont trouvé leur sanction ! — —
19 variante.
Que les races fortes de l'Europe du Nord n'aient pas rejeté le Dieu chrétien ne fait guère honneur à leur aptitude religieuse, sans parler de leur goût. Elles auraient dû en finir avec une telle créature maladive et sénile de la décadence. Mais il y a une malédiction sur elles, car elles ne l'ont pas fait : elles ont absorbé la maladie, la vieillesse, la contradiction dans tous leurs instincts, — et depuis lors, elles n'ont plus créé de dieu ! Presque deux mille ans, et pas un seul dieu nouveau ! Mais toujours encore, comme s'il était légitime et ultime, ce dieu pitoyable du monothéisme chrétien ! Cet hybride, ce produit de la décadence, composé de néant, de concept et de contradiction, dans lequel tous les instincts de la décadence, toutes les lâchetés et toutes les fatigues de l'âme ont trouvé leur sanction ! — —
20.
Dans ma condamnation du christianisme, je ne voudrais pas commettre une injustice envers une religion apparentée, qui compte même plus de fidèles, à savoir le bouddhisme. Les deux religions sont liées en tant que religions nihilistes — ce sont des religions de décadence —, mais elles diffèrent de la manière la plus remarquable. Que l'on puisse les comparer aujourd'hui est quelque chose pour lequel le critique du christianisme doit une grande gratitude aux érudits indiens. — Le bouddhisme est cent fois plus réaliste que le christianisme, — il est imprégné de l'héritage d'une approche objective et froide des problèmes, il est apparu après un mouvement philosophique de plusieurs siècles, et la notion de « Dieu » était déjà écartée à son arrivée. Le bouddhisme est la seule véritable religion positiviste que l'histoire nous montre, y compris dans sa théorie de la connaissance (un strict phénoménalisme), il ne dit plus « lutte contre le péché », mais, en donnant tout droit à la réalité, « lutte contre la souffrance ». Il a — et c'est ce qui le distingue profondément du christianisme — déjà dépassé l'auto-tromperie des concepts moraux, — il se situe, pour parler dans mon langage, au-delà du bien et du mal. — Les deux faits physiologiques sur lesquels il repose et qu'il prend en compte sont : d'une part, une irritabilité excessive de la sensibilité, qui s'exprime par une capacité raffinée à ressentir la douleur, et d'autre part, une spiritualisation excessive, une vie trop prolongée dans les concepts et les procédures logiques, qui a nui à l'instinct personnel au profit de « l'impersonnel » (— des états que certains de mes lecteurs, les « objectifs », tout comme moi, connaîtront par expérience). En raison de ces conditions physiologiques, une dépression est apparue : c'est contre cela que Bouddha agit de manière hygiénique. Il préconise la vie en plein air, la vie nomade, la modération et le choix des aliments ; la prudence envers toutes les boissons alcoolisées ; la prudence également envers toutes les émotions qui provoquent de la bile, qui échauffent le sang ; pas de soucis, ni pour soi-même, ni pour les autres. Il prône des représentations qui apaisent ou réjouissent — il invente des moyens de se débarrasser des autres. Il comprend la bonté, être bon, comme favorable à la santé. La prière est exclue, tout comme l'ascétisme ; pas d'impératif catégorique, pas de contrainte du tout, même pas au sein de la communauté monastique (— on peut en sortir —). Tout cela serait susceptible de renforcer cette irritabilité excessive. C'est pourquoi il ne demande pas non plus de lutte contre ceux qui pensent différemment ; sa doctrine s'oppose plus que tout au sentiment de vengeance, de ressentiment (— « ce n'est pas par l'inimitié que l'inimitié prend fin » : le refrain émouvant de tout le bouddhisme...). Et cela est juste : ces émotions seraient en effet totalement malsaines par rapport à l'objectif diététique principal. La fatigue mentale qu'il rencontre, et qui s'exprime par une « objectivité » excessive (c'est-à-dire un affaiblissement de l'intérêt personnel, une perte de poids, d'« égoïsme »), il la combat en ramenant strictement même les intérêts les plus intellectuels à la personne. Dans l'enseignement de Bouddha, l'égoïsme devient un devoir : le « Une chose est nécessaire », le « comment te débarrasser de la souffrance » régule et limite toute la diète intellectuelle (— on peut peut-être penser à cet Athénien qui, lui aussi, fit la guerre à la pure « scientificité », à Socrate, qui éleva l'égoïsme personnel même dans le domaine des problèmes au rang de moralité).
21.
La condition préalable au bouddhisme est un climat très doux, une grande douceur et une grande libéralité dans les mœurs, pas de militarisme ; et c'est parmi les classes supérieures et même instruites que le mouvement trouve son foyer. On recherche la gaieté, la tranquillité, l'absence de désirs comme but suprême, et on atteint ce but. Le bouddhisme n'est pas une religion où l'on aspire simplement à la perfection : la perfection est le cas normal. — Dans le christianisme, les instincts des soumis et des opprimés passent au premier plan : ce sont les classes les plus basses qui y cherchent leur salut. Ici, on pratique la casuistique du péché, la critique de soi, l'inquisition de la conscience comme occupation, comme moyen de lutter contre l'ennui ; ici, on maintient constamment l'affect dirigé contre un être puissant, appelé « Dieu » (par la prière) ; ici, le plus élevé est considéré comme inatteignable, comme un don, comme une « grâce ». Il manque ici également la publicité ; la cachette, l'espace sombre, est chrétienne. Ici, le corps est méprisé, l'hygiène est rejetée comme sensualité ; l'Église s'oppose même à la propreté (— la première mesure chrétienne après l'expulsion des Maures fut la fermeture des bains publics, dont Cordoue seule en possédait 270). Le christianisme a un certain sens de la cruauté, envers soi-même et envers les autres ; la haine contre les dissidents ; la volonté de persécuter. Des représentations sombres et excitantes sont au premier plan ; les états les plus recherchés, désignés par les noms les plus élevés, sont épileptiques ; la diète est accordée de manière à favoriser les manifestations morbides et à surexciter les nerfs. Le christianisme est l'inimitié mortelle contre les maîtres de la terre, contre les « nobles » — et en même temps une compétition cachée et secrète (— on leur laisse le « corps », on ne veut que l'« âme »...). Le christianisme est la haine contre l'esprit, contre la fierté, le courage, la liberté, la libertinage de l'esprit ; le christianisme est la haine contre les sens, contre les plaisirs des sens, contre la joie elle-même...
22.
Ce christianisme, lorsqu'il a quitté son premier terreau, les classes les plus basses, l'underworld du monde antique, lorsqu'il s'est tourné vers les peuples barbares pour acquérir du pouvoir, n'avait plus affaire à des hommes fatigués, mais à des hommes intérieurement sauvages et déchirés, — des hommes forts, mais ratés. L'insatisfaction avec soi-même, la souffrance de soi-même n'est pas ici, comme chez le bouddhiste, une irritabilité et une sensibilité à la douleur excessives, mais au contraire un désir excessif de faire du mal, de décharger la tension intérieure par des actions et des représentations hostiles. Le christianisme avait besoin de concepts et de valeurs barbares pour s'imposer aux barbares : tels sont le sacrifice primitif, la consommation de sang dans la communion, le mépris de l'esprit et de la culture ; la torture sous toutes ses formes, sensuelles et insensées ; le grand apparat du culte. Le bouddhisme est une religion pour des hommes tardifs, pour des races douces, bienveillantes, spirituellement surélevées, qui ressentent trop facilement la douleur (— l'Europe n'est pas encore prête pour lui —) : c'est un retour à la paix et à la gaieté, à la diète spirituelle, à un certain endurcissement physique. Le christianisme veut dominer les bêtes de proie ; son moyen est de les rendre malades, — l'affaiblissement est la recette chrétienne pour dompter, pour « civiliser ». Le bouddhisme est une religion pour la fin et la fatigue de la civilisation, le christianisme ne la trouve même pas encore devant lui, — il la fonde dans certaines circonstances.
23.
Le bouddhisme, je le répète, est cent fois plus froid, plus vrai, plus objectif. Il n'a plus besoin de rendre sa souffrance, sa sensibilité à la douleur, respectable par l'interprétation du péché — il se contente de dire ce qu'il pense : « Je souffre ». En revanche, pour le barbare, la souffrance en soi n'est rien de respectable : il a besoin d'une interprétation pour admettre qu'il souffre (son instinct le conduit plutôt à nier la souffrance, à la supporter en silence). Ici, le mot « démon » était une bénédiction : on avait un ennemi tout-puissant et redoutable — on n'avait pas à rougir de souffrir de la part d'un tel ennemi. Le christianisme a certaines subtilités qui appartiennent à l'Orient. Surtout, il sait qu'il est en soi complètement indifférent qu'une chose soit vraie, mais d'une importance capitale, pourvu qu'on y croie comme vraie. La vérité et la croyance en la vérité : deux mondes d'intérêts entièrement séparés, presque opposés — on arrive à l'un et à l'autre par des voies complètement différentes. Connaître cela — c'est presque ce qui définit le sage en Orient : c'est ainsi que le comprennent les brahmanes, ainsi que Platon, ainsi que chaque élève de la sagesse ésotérique. Par exemple, si le bonheur réside dans la croyance à la rédemption du péché, il n'est pas nécessaire que l'homme soit pécheur pour cela, mais seulement qu'il se sente pécheur. Mais si la foi est nécessaire avant tout, alors il faut discréditer la raison, la connaissance, la recherche : le chemin vers la vérité devient un chemin interdit. — La grande espérance est un stimulant bien plus puissant pour la vie que n'importe quel bonheur réel qui se réalise. On doit maintenir les souffrants par une espérance à laquelle aucune réalité ne peut faire obstacle — qui n'est pas annulée par son accomplissement : un espoir dans l'au-delà. (C'est justement pour cette capacité à maintenir les malheureux que l'espoir était considéré par les Grecs comme le mal suprême, le mal véritablement perfide : il restait dans le vase des maux). — Pour que l'amour soit possible, Dieu doit être une personne ; pour que les instincts les plus bas puissent s'exprimer, Dieu doit être jeune. On a un saint pour la ferveur des femmes, une Marie pour celle des hommes. Cela en supposant que le christianisme veut s'établir dans un milieu où les cultes aphrodisiaques ou adoniques ont déjà déterminé le concept de culte. La demande de chasteté renforce la ferveur et l'intériorité de l'instinct religieux — elle rend le culte plus chaleureux, plus enthousiaste, plus spirituel. — L'amour est l'état où l'homme voit les choses comme elles ne sont pas. Le pouvoir de l'illusion est à son sommet, tout comme la force adoucissante et transfigurante. On endure plus dans l'amour qu'en d'autres occasions, on accepte tout. Il fallait inventer une religion dans laquelle on puisse aimer : ainsi on a dépassé le pire de la vie — on ne le voit même plus. — Voilà ce que sont les trois vertus chrétiennes, foi, amour, espérance : je les appelle les trois sagesses chrétiennes. — Le bouddhisme est trop tardif, trop positiviste pour être encore sage de cette manière.
23 variante.
Le bouddhisme, encore une fois, est cent fois plus froid, plus véridique, plus objectif. Il n'a plus besoin de se rendre son propre souffrance, sa capacité à ressentir la douleur, respectable par l'interprétation du péché, — il dit simplement ce qu'il pense : « je souffre ». Pour le barbare, en revanche, souffrir en soi n'est pas quelque chose de respectable : il a besoin d'une interprétation pour se permettre de reconnaître qu'il souffre (son instinct l'oriente plutôt vers le déni de la souffrance, vers l'endurance silencieuse). Ici, le mot « diable » était une bénédiction : on avait un ennemi surpuissant et redoutable, — il n'y avait pas de honte à souffrir à cause d'un tel ennemi. — Le christianisme comporte quelques subtilités, qui appartiennent à l'Orient. Surtout, il sait qu'il n'est absolument pas nécessaire qu'une chose soit vraie en soi, mais d'une importance capitale qu'elle soit crue comme vraie. La vérité et la croyance que quelque chose est vrai : deux mondes d'intérêts complètement séparés, presque opposés — on atteint l'un et l'autre par des voies fondamentalement différentes. Être conscient de cela — c'est ce qui fait presque un sage en Orient : ainsi le comprennent les brahmanes, ainsi le comprend Platon, ainsi chaque élève de la sagesse ésotérique. Par exemple, si le bonheur réside dans la croyance d'être libéré du péché, il n'est pas nécessaire, comme préalable, que l'homme soit pécheur, mais seulement qu'il se sente pécheur. Si toutefois la foi est avant tout nécessaire, alors il faut discréditer la raison, la connaissance, la recherche : le chemin vers la vérité devient un chemin interdit. — L'espoir ardent est un stimulant de vie beaucoup plus puissant que tout bonheur réellement réalisé. On doit maintenir les souffrants par un espoir qui ne peut être contredit par aucune réalité — un espoir qui n'est pas dissipé par une réalisation : une espérance dans l'au-delà. (Justement en raison de cette capacité à maintenir les malheureux en attente, l'espoir était considéré par les Hellènes comme le plus grand des maux, le
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24. Je ne traite ici que du problème de l'origine du christianisme. La première affirmation pour le comprendre est que le christianisme doit être compris uniquement à partir du terreau dont il est issu — il ne s'agit pas d'un mouvement de contre-attaque contre l'instinct juif, mais de la suite logique de celui-ci, une conclusion poussée plus loin dans sa logique effrayante. Dans la formule du Sauveur : « Le salut vient des Juifs ». — La deuxième affirmation est que le type psychologique du Galiléen est encore reconnaissable, mais seulement dans sa dégénérescence complète (qui est à la fois mutilation et surcharge de traits étrangers) a-t-il pu servir à ce pour quoi il a été utilisé, en tant que type de sauveur de l'humanité. — Les Juifs sont le peuple le plus remarquable de l'histoire mondiale, car, confrontés à la question de l'existence et de la non-existence, ils ont préféré l'existence à tout prix avec une conscience absolument inquiétante : ce prix était la falsification radicale de toute nature, de toute naturalité, de toute réalité, de l'ensemble du monde intérieur aussi bien que du monde extérieur. Ils se sont démarqués de toutes les conditions sous lesquelles un peuple pouvait, ou avait le droit de vivre, ils ont créé un concept de contraste avec les conditions naturelles, — ils ont successivement renversé la religion, le culte, la morale, l'histoire, la psychologie d'une manière incurable par rapport aux valeurs naturelles. Nous rencontrons à nouveau ce même phénomène, mais dans des proportions immensément amplifiées, seulement comme une copie : — l'Église chrétienne manque, en comparaison avec le « peuple des saints », de toute prétention à l'originalité. Les Juifs sont ainsi le peuple le plus fatal de l'histoire mondiale : dans leur impact, ils ont faussé l'humanité au point que même aujourd'hui le chrétien peut ressentir de l'antijudaïsme sans se comprendre comme la dernière conséquence juive. Dans ma Généalogie de la morale, j'ai pour la première fois présenté le concept de contraste entre une morale noble et une morale de ressentiment, cette dernière étant née du non contre la première : mais c'est entièrement la morale juive-chrétienne. Pour pouvoir dire non à tout ce que la montée de la vie, la prospérité, le pouvoir, la beauté, l'affirmation de soi sur terre représente, il a fallu ici que l'instinct de ressentiment devenu génie invente un autre monde à partir duquel cette affirmation de la vie apparaissait comme le mal, comme ce qui est à rejeter. Psychologiquement analysé, le peuple juif est un peuple d'une vitalité tenace, qui, placé dans des conditions impossibles, prend volontairement, par la plus profonde sagesse de l'auto-préservation, le parti de tous les instincts de décadence — non pas parce qu'il en est dominé, mais parce qu'il y découvre un pouvoir avec lequel on peut se confronter à « la monde ». Ils sont le contre-type de tous les décadents : ils ont dû les représenter jusqu'à l'illusion, ils ont su se placer à la tête de tous les mouvements de décadence (— comme christianisme de Paul —), pour en faire quelque chose qui est plus fort que tout parti de vie affirmative. La décadence est, pour le type de personne qui cherche à atteindre le pouvoir dans le judaïsme et le christianisme, une manière sacerdotale, seulement un moyen : ce type de personne a un intérêt vital à rendre l'humanité malade et à transformer les concepts de « bon » et « mauvais », de « vrai » et « faux » en un sens dangereux pour la vie et diffamatoire pour le monde.
24.
Je ne traite ici que du problème de l'origine du christianisme. La première affirmation pour le comprendre est que le christianisme doit être compris uniquement à partir du terreau dont il est issu — il ne s'agit pas d'un mouvement de contre-attaque contre l'instinct juif, mais de la suite logique de celui-ci, une conclusion poussée plus loin dans sa logique effrayante. Dans la formule du Sauveur : « Le salut vient des Juifs ». — La deuxième affirmation est que le type psychologique du Galiléen est encore reconnaissable, mais seulement dans sa dégénérescence complète (qui est à la fois mutilation et surcharge de traits étrangers) a-t-il pu servir à ce pour quoi il a été utilisé, en tant que type de sauveur de l'humanité. — Les Juifs sont le peuple le plus remarquable de l'histoire mondiale, car, confrontés à la question de l'existence et de la non-existence, ils ont préféré l'existence à tout prix avec une conscience absolument inquiétante : ce prix était la falsification radicale de toute nature, de toute naturalité, de toute réalité, de l'ensemble du monde intérieur aussi bien que du monde extérieur. Ils se sont démarqués de toutes les conditions sous lesquelles un peuple pouvait, ou avait le droit de vivre, ils ont créé un concept de contraste avec les conditions naturelles, — ils ont successivement renversé la religion, le culte, la morale, l'histoire, la psychologie d'une manière incurable par rapport aux valeurs naturelles. Nous rencontrons à nouveau ce même phénomène, mais dans des proportions immensément amplifiées, seulement comme une copie : — l'Église chrétienne manque, en comparaison avec le « peuple des saints », de toute prétention à l'originalité. Les Juifs sont ainsi le peuple le plus fatal de l'histoire mondiale : dans leur impact, ils ont faussé l'humanité au point que même aujourd'hui le chrétien peut ressentir de l'antijudaïsme sans se comprendre comme la dernière conséquence juive. Dans ma Généalogie de la morale, j'ai pour la première fois présenté le concept de contraste entre une morale noble et une morale de ressentiment, cette dernière étant née du non contre la première : mais c'est entièrement la morale juive-chrétienne. Pour pouvoir dire non à tout ce que la montée de la vie, la prospérité, le pouvoir, la beauté, l'affirmation de soi sur terre représente, il a fallu ici que l'instinct de ressentiment devenu génie invente un autre monde à partir duquel cette affirmation de la vie apparaissait comme le mal, comme ce qui est à rejeter. Psychologiquement analysé, le peuple juif est un peuple d'une vitalité tenace, qui, placé dans des conditions impossibles, prend volontairement, par la plus profonde sagesse de l'auto-préservation, le parti de tous les instincts de décadence — non pas parce qu'il en est dominé, mais parce qu'il y découvre un pouvoir avec lequel on peut se confronter à « la monde ». Ils sont le contre-type de tous les décadents : ils ont dû les représenter jusqu'à l'illusion, ils ont su se placer à la tête de tous les mouvements de décadence (— comme christianisme de Paul —), pour en faire quelque chose qui est plus fort que tout parti de vie affirmative. La décadence est, pour le type de personne qui cherche à atteindre le pouvoir dans le judaïsme et le christianisme, une manière sacerdotale, seulement un moyen : ce type de personne a un intérêt vital à rendre l'humanité malade et à transformer les concepts de « bon » et « mauvais », de « vrai » et « faux » en un sens dangereux pour la vie et diffamatoire pour le monde. Cette transformation est leur art et leur force — ce qu'ils ont accompli jusqu'à présent, c'est-à-dire la manière dont ils ont reconfiguré la perception humaine, est le témoignage de leur pouvoir persistant et de leur influence sur l'histoire humaine. Ainsi se termine l'aphorisme 24, complet avec la perspective de Nietzsche sur l'impact historique des Juifs et la nature du christianisme comme extension et radicalisation de certaines tendances originelles.
25.
L'histoire d'Israël est inestimable en tant qu'exemple typique de la dénaturation des valeurs naturelles : je fais allusion à cinq faits à cet égard. À l'origine, surtout durant la période des rois, Israël se trouvait en relation naturelle avec toutes les choses. Son Jéhovah était l'expression de la conscience du pouvoir, de la joie en soi, de l'espoir en soi : on attendait de lui la victoire et le salut, on se fiait à lui pour que la nature fournisse ce dont le peuple avait besoin — surtout la pluie. Jéhovah est le Dieu d'Israël et donc le Dieu de la justice : la logique de chaque peuple qui est au pouvoir et qui en a une bonne conscience. Dans le culte festif, ces deux aspects de l'affirmation de soi d'un peuple s'expriment : il est reconnaissant pour les grands événements qui l'ont placé au sommet, il est reconnaissant vis-à-vis du cycle des saisons et de toute la chance en élevage et agriculture. — Cet état de choses est resté longtemps l'idéal, même lorsqu'il a été tristement abandonné : l'anarchie interne, l'Assyrien de l'extérieur. Mais le peuple conservait comme plus grand désir la vision d'un roi, bon soldat et sévère juge : surtout le prophète typique (c'est-à-dire critique et satiriste du moment) Isaïe. — Mais chaque espoir est resté déçu. L'ancien Dieu ne pouvait plus rien de ce qu'il pouvait autrefois. Il aurait fallu le laisser partir. Que s'est-il passé ? On a modifié son concept, — on a dénaturé son concept : à ce prix, on l'a conservé. — Jéhovah, le Dieu de la « justice », — n'est plus une unité avec Israël, une expression du sentiment national : il est devenu un Dieu sous conditions... Son concept devient un outil dans les mains des agitateurs sacerdotaux, qui interprètent désormais tout bonheur comme une récompense, tout malheur comme une punition pour désobéissance à Dieu, pour « péché », cette manière d'interprétation la plus hypocrite d'un prétendu « ordre moral du monde », par laquelle, une fois pour toutes, le concept naturel de « cause » et « effet » est bouleversé. Une fois que, avec récompense et punition, la causalité naturelle a été éliminée, il faut une causalité anti-naturelle : tout le reste d'innature suit maintenant. Un Dieu qui exige — au lieu d'un Dieu qui aide, qui conseille, qui est essentiellement le mot pour chaque inspiration heureuse du courage et de la confiance en soi... La morale, devenue non plus l'expression des conditions de vie et de croissance d'un peuple, non plus son instinct de vie le plus profond, mais devenue abstraite, antagoniste à la vie, — la morale comme dégradation fondamentale de l'imagination, comme « mauvais œil » pour toutes choses. Qu'est-ce que la morale juive, qu'est-ce que la morale chrétienne ? Le hasard dépouillé de son innocence ; le malheur souillé par le concept de « péché » ; le bien-être considéré comme un danger, comme une « tentation » ; le mal-être physiologique empoisonné par le ver du conscience...
26.
Le concept de Dieu falsifié ; le concept de morale falsifié : — le sacerdoce juif ne s'est pas arrêté là. On ne pouvait plus utiliser toute l'histoire d'Israël : hors d'elle ! — Ces prêtres ont accompli cette merveille de falsification dont un bon nombre de livres saints nous fournissent un document : ils ont traduit leur propre passé national en un mépris sans égal pour toute tradition, pour toute réalité historique, c'est-à-dire, ils ont transformé l'histoire en un mécanisme stupide de salut par la culpabilité envers Jéhovah et la punition, par la piété envers Jéhovah et la récompense. Nous ressentirions cette falsification honteuse de l'histoire de manière beaucoup plus douloureuse si l'interprétation historique ecclésiastique à travers les millénaires ne nous avait presque émoussés pour les exigences de la droiture historique. Et les philosophes ont assisté l'Église : le mensonge de « l'ordre moral du monde » traverse le développement même de la philosophie moderne. Que signifie « ordre moral du monde » ? Que, une fois pour toutes, il existe une volonté divine déterminant ce que l'homme doit faire, ce qu'il doit éviter ; que la valeur d'un peuple, d'un individu est mesurée par la manière dont il obéit à la volonté divine ; que dans les destinées d'un peuple, d'un individu, la volonté divine se manifeste comme dominante, c'est-à-dire comme punitive et récompensante, selon le degré d'obéissance. La réalité à la place de ce pitoyable mensonge est : une sorte parasitaire d'homme, qui ne prospère qu'au détriment de toutes les formations saines de la vie, le prêtre, abuse du nom de Dieu : il appelle un état de choses où le prêtre détermine la valeur des choses, « le royaume de Dieu » ; il appelle les moyens par lesquels un tel état est atteint ou maintenu, « la volonté de Dieu » ; il mesure, avec un cynisme froid, les peuples, les époques, les individus en fonction de leur utilité ou opposition à la puissance sacerdotale. Regardez-les à l'œuvre : sous les mains des prêtres juifs, la grande époque dans l'histoire d'Israël est devenue une période de déclin ; l'exil, le long malheur se transforma en une éternelle punition pour la grande époque — une époque où le prêtre n'était encore rien... Ils ont transformé les puissantes, très librement formées figures de l'histoire d'Israël, selon le besoin, en misérables courbant l'échine ou « impies », ils ont simplifié la psychologie de chaque grand événement à la formule idiote de « obéissance ou désobéissance à Dieu ». — Un pas de plus : la « volonté de Dieu », c'est-à-dire les conditions de maintien du pouvoir du prêtre, doit être connue, — à cette fin, une « révélation » est nécessaire. En d'autres termes : une grande falsification littéraire devient nécessaire, une « écriture sacrée » est découverte, — sous tout le pompe hiératique, avec des jours de pénitence et des lamentations sur le long « péché », elle est rendue publique. La « volonté de Dieu » était déjà établie : tout le mal vient du fait que l'on s'est aliéné de l'« écriture sacrée »... Moïse avait déjà révélé la « volonté de Dieu »... Que s'est-il passé ? Le prêtre avait formulé avec rigueur, avec minutie, jusqu'aux grands et petits impôts à lui payer (— sans oublier les morceaux les plus savoureux de viande : car le prêtre est un mangeur de steak) ce qu'il veut, « ce qu'est la volonté de Dieu »... À partir de ce moment, toutes les choses de la vie sont organisées de telle sorte que le prêtre est indispensable partout ; dans tous les événements naturels de la vie, à la naissance, au mariage, à la maladie, à la mort, sans parler du sacrifice (« du repas »), le saint parasite apparaît pour les dénaturer : pour les « sanctifier » dans son langage... Car il faut comprendre ceci : chaque coutume naturelle, chaque institution naturelle (État, système judiciaire, mariage, soins des malades et des pauvres), chaque exigence dictée par l'instinct de vie, en un mot tout ce qui a une valeur en soi, devient fondamentalement sans valeur, hostile à la valeur, par le parasitisme du prêtre (ou de l'« ordre moral du monde ») : il faut une sanction ultérieure, — une puissance qui confère de la valeur est nécessaire, qui nie la nature, qui crée la valeur seulement en niant la nature... Le prêtre dévalue, profane la nature : à ce prix, il existe. — La désobéissance à Dieu, c'est-à-dire au prêtre, à « la loi » obtient maintenant le nom de « péché » ; les moyens de se « réconcilier avec Dieu » sont, comme il se doit, des moyens par lesquels la soumission au prêtre est encore plus profondément garantie : seul le prêtre « sauve »... Psychologiquement, dans chaque société organisée par les prêtres, les « péchés » sont indispensables : ils sont les véritables leviers du pouvoir, le prêtre vit des péchés, il a besoin que « l'on pèche »... Règle suprême : « Dieu pardonne à celui qui fait pénitence » — en d'autres termes : à celui qui se soumet au prêtre.
27.
Sur un tel sol falsifié, où chaque nature, chaque valeur naturelle, chaque réalité avait les instincts les plus profonds de la classe dominante contre elle, le christianisme a émergé, une forme de haine contre la réalité qui n'a pas été surpassée jusqu'à ce jour. Le « peuple sacré », qui n'avait conservé pour toutes choses que les valeurs sacerdotales, les mots sacerdotaux, et avec une logique finale qui peut inspirer la peur, avait séparé tout ce qui existait encore sur terre comme « profane », comme « monde », comme « péché » — ce peuple a produit pour son instinct une dernière formule, logique jusqu'à l'auto-négation : il a nié, en tant que christianisme, même la dernière forme de la réalité, le « peuple sacré », le « peuple élu », la réalité juive elle-même. Le cas est de première importance : le petit mouvement insurgé qui est baptisé du nom de Jésus de Nazareth est l'instinct juif une fois de plus, — en d'autres termes, l'instinct sacerdotal qui ne peut plus tolérer le prêtre en tant que réalité, l'invention d'une forme d'existence encore plus abstraite, d'une vision encore plus irréelle du monde que celle que conditionne l'organisation d'une Église. Le christianisme nie l'Église... Je ne peux pas m'arrêter sur ce contre quoi la révolte était dirigée, quand son auteur est compris ou mal compris comme Jésus, s’il ne s'agit pas de la révolte contre l'Église juive, église prise dans le sens où nous prenons aujourd'hui le mot. C'était une révolte contre « les bons et justes », contre « les saints d'Israël », contre la hiérarchie de la société — non contre sa corruption, mais contre la caste, le privilège, l'ordre, la formule ; c'était l'incrédulité envers les « hommes supérieurs », le non prononcé contre tout ce qui était prêtre et théologien. Mais la hiérarchie ainsi, même si seulement pour un moment, était le pilier sur lequel le peuple juif, au milieu de l'« eau », pouvait encore subsister, la dernière possibilité laborieusement acquise de survivre, le résidu de son existence politique particulière : une attaque contre elle était une attaque contre l'instinct le plus profond du peuple, contre la volonté de vie la plus tenace qui ait jamais existé sur terre. Ce saint anarchiste, qui appelait le bas peuple, les exclus et les « pécheurs », les parias à l'intérieur du judaïsme à se rebeller contre l'ordre établi — avec un langage, si l'on peut croire aux Évangiles, qui mènerait encore aujourd'hui à la Sibérie, était un criminel politique, dans la mesure où des criminels politiques peuvent exister dans une communauté absurdo-politique. Cela l’a conduit à la croix : la preuve en est l'inscription de la croix. Il est mort pour sa propre faute, — il n'y a aucune raison, aussi souvent qu'il a été affirmé, qu'il soit mort pour les fautes des autres.
28.
Une question complètement différente est de savoir s'il avait lui-même conscience d'un tel contraste, — ou s'il n'a été perçu que comme tel. Et c'est ici que se pose le problème de la psychologie du Sauveur. — Je confesse que je lis peu de livres avec autant de difficultés que les Évangiles. Ces difficultés sont d'un autre ordre que celles sur lesquelles la curiosité savante de l'esprit allemand a remporté l'un de ses triomphes les plus inoubliables. L'époque est loin où, comme chaque jeune érudit, je dégustais avec la lenteur astucieuse d'un philologue raffiné l'œuvre de l'incomparable Strauss. À l'époque, j'avais vingt ans : maintenant, je suis trop sérieux pour cela. Que m'importent les contradictions de la « tradition » ? Comment peut-on appeler des légendes saintes « tradition » ! Les histoires de saints sont la littérature la plus ambiguë qui soit : appliquer la méthode scientifique à elles, lorsque aucun document n'est disponible, me semble dès le départ condamnée — une pure futilité érudite...
29.
Quant à moi, c'est le type psychologique du Sauveur. Celui-ci pourrait exister dans les Évangiles malgré les Évangiles, aussi mutilés ou chargés de traits étrangers qu'ils soient : comme celui de François d'Assise est conservé malgré ses légendes. Ce n'est pas la vérité sur ce qu'il a fait, ce qu'il a dit, comment il est réellement mort : mais la question est de savoir si son type est encore concevable, s'il est « transmis » ? — Les tentatives que je connais de lire l'histoire d'une « âme » à partir des Évangiles me semblent des preuves d'une légèreté psychologique répugnante. M. Renan, ce Hanswurst en psychologicis, a introduit les deux concepts les plus inappropriés pour expliquer le type Jésus, que l'on puisse imaginer : le concept de génie et le concept de héros (« héros »). Mais si quelque chose est anti-évangélique, c'est bien le concept de héros. Le contraste avec tout combat, avec tout sentiment de lutte est devenu instinct ici : l'incapacité à résister devient ici morale (« ne résiste pas au mal » la parole la plus profonde des Évangiles, leur clé en un certain sens), la béatitude dans la paix, dans la douceur, dans l'incapacité à être un ennemi. Que signifie « bonne nouvelle » ? La vie véritable, la vie éternelle est trouvée — elle n'est pas promise, elle est là, elle est en vous : comme vie dans l'amour, dans l'amour sans réserve et sans exclusion, sans distance. Chacun est l'enfant de Dieu — Jésus ne revendique absolument rien pour lui seul — en tant qu'enfant de Dieu, chacun est égal à chaque autre... Faire de Jésus un héros ! — Et quel malentendu est même le mot « génie » ! Notre concept culturel entier de « l'esprit » n'a aucun sens dans le monde où Jésus vit. Parler avec rigueur physiologique, un tout autre mot serait plus approprié : le mot « idiot ». Nous connaissons un état d'irritabilité pathologique du sens tactile, qui alors sursaute devant chaque toucher, devant chaque contact avec un objet solide. On pourrait traduire un tel habitus physiologique dans sa dernière logique — comme une aversion instinctive contre toute réalité, comme une fuite vers l'« intangible », l'« incompréhensible », comme une répulsion contre toute formule, tout concept de temps et d'espace, contre tout ce qui est solide, coutume, institution, Église, comme un sentiment de « maison » dans un monde que rien de concret n'atteint plus, un monde uniquement « intérieur », un monde « véritable », un monde « éternel »... « Le royaume de Dieu est en vous »...
30.
L’instinct de haine contre la réalité : conséquence d’une extrême sensibilité à la souffrance et aux stimuli, qui ne veut plus être « touchée » du tout, parce qu’elle ressent chaque contact trop profondément.
L’instinct d’exclusion de toute aversion, de toute hostilité, de toute limite et distance dans le sentiment : conséquence d’une extrême sensibilité à la souffrance et aux stimuli, qui perçoit toute opposition, tout devoir de résistance comme une aversion intolérable (c’est-à-dire comme nuisible, comme contraire à l’instinct de préservation de soi) et connaît le bonheur (le plaisir) uniquement dans le fait de ne plus faire de résistance à personne, ni au mal, ni au malheureux, — l’amour comme seule, comme dernière possibilité de vie…
Ce sont les deux réalités physiologiques sur lesquelles, à partir desquelles la doctrine du salut a grandi. Je les qualifie de sublime développement du hédonisme sur une base profondément morbide. Voisin, bien que recevant un grand supplément de vitalité et de force nerveuse grecques, reste l'épicurisme, la doctrine du salut du paganisme. Épicure est un décadent typique : reconnu comme tel pour la première fois par moi. — La peur de la douleur, même de l’infiniment petit dans la douleur — elle ne peut se terminer autrement que par une religion de l’amour…
31.
J'ai donné ma réponse au problème à l'avance. La condition pour cela est que le type du Sauveur nous est seulement conservé dans une forte déformation. Cette déformation a en soi beaucoup de probabilité : un tel type ne pouvait rester pur, complet, exempt d’ajouts pour plusieurs raisons. Il doit tant le milieu dans lequel cette forme étrangère se mouvait, que plus encore l'histoire, le destin de la première communauté chrétienne : de lui a résulté, rétroactivement, un type enrichi de traits qui ne deviennent compréhensibles que par la guerre et à des fins de propagande. Ce monde étrange et malade, dans lequel les Évangiles nous introduisent — un monde comme dans un roman russe, où semblent se rencontrer les rejets de la société, les troubles nerveux et une idiotie « enfantine » — devait sous toutes conditions grossir le type : les premiers disciples, en particulier, traduisaient un être flottant entièrement dans les symboles et les incompréhensibilités seulement dans leur propre crudité pour comprendre quelque chose de celui-ci, — pour eux, le type n’était présent qu’après une uniformisation dans des formes plus connues… Le prophète, le messie, le futur juge, le moraliste, le thaumaturge, Jean-Baptiste — autant d’occasions de méconnaître le type… Ne sous-estimons pas enfin le propre de toute grande vénération, notamment sectaire : elle efface les traits originaux, souvent douloureusement étrangers et les idiosyncrasies de l’être vénéré — elle ne les voit pas elle-même. On pourrait regretter qu’aucun Dostoïevski n’ait vécu à proximité de ce décadent des plus intéressants, je veux dire quelqu’un qui savait apprécier le charme poignant d’un tel mélange de sublime, de malade et d’enfantin. Un dernier point de vue : le type pourrait, en tant que type de décadence, avoir effectivement une étrange pluralité et contradiction : une telle possibilité n’est pas totalement exclue. Cependant, tout indique le contraire : précisément la tradition devrait être dans ce cas remarquablement fidèle et objective : ce que nous avons des raisons de considérer comme le contraire. En attendant, il y a une contradiction entre le prédicateur de la montagne, du lac et des champs, dont l’apparence ressemble à un Bouddha sur un sol très peu indien, et ce fanatique de l’attaque, l’ennemi des théologiens et des prêtres, que la malignité de Renan a glorifié comme « le grand maître de l’ironie ». Je ne doute pas que la grande quantité de bile (et même d’esprit) ait d’abord débordé sur le type du maître à partir de l’état excité de la propagande chrétienne : on connaît bien l’imprudence de tous les sectaires à adapter leur maître à leur propre apologie. Lorsque la première communauté avait besoin d'un théologien jugeant, querelleur, coléreux et malicieux, contre les théologiens, elle créa son « Dieu » selon son besoin : tout comme elle lui donna sans hésitation ces concepts complètement non évangéliques, « retour », « jugement dernier », tout type d’attente temporelle et de promesse qu’elle ne pouvait plus se passer. —
32.
Je m’inscris, encore une fois, contre le fait que l’on intègre le fanatique dans le type du Sauveur : le mot impératif utilisé par Renan annule déjà le type. La « bonne nouvelle » est justement qu'il n'y a plus de contraires ; le royaume des cieux appartient aux enfants ; la foi qui s’exprime ici n’est pas une foi conquise, — elle est là, elle est depuis le début, elle est une sorte d’enfance retirée dans le spirituel. Le cas de la puberté retardée et non développée dans l’organisme en tant que manifestation de la dégénérescence est au moins familier aux physiologistes. — Une telle foi ne se fâche pas, ne réprimande pas, ne résiste pas : elle ne porte pas « l’épée », — elle n’a même pas conscience de la possibilité de séparer un jour. Elle ne se prouve pas, ni par des miracles, ni par des récompenses et des promesses, ni même « par les écritures » : elle est à chaque instant son propre miracle, sa propre récompense, sa propre preuve, son « royaume de Dieu ». Cette foi ne se formule même pas — elle vit, elle résiste aux formules. Bien sûr, le hasard de l'environnement, de la langue, de la prédisposition détermine un certain cercle de concepts : le christianisme primitif utilise uniquement des concepts juifs-sémitiques (— la nourriture et la boisson lors de la Cène en font partie, ainsi que ce concept de l'Église, tout comme tout ce qui est juif, utilisé si mal par la suite). Mais on se garde de voir en cela plus qu’un discours de signes, une sémiotique, une occasion de paraboles. Justement le fait qu’aucun mot n'est pris littéralement est la condition pour que cet anti-réaliste puisse parler. Chez les Indiens, il aurait utilisé les concepts de Sankhya, chez les Chinois ceux de Lao-Tse — et ne ressentirait aucune différence. — On pourrait, avec une certaine tolérance dans l’expression, qualifier Jésus de « libre esprit » — il se moque de tout ce qui est solide : la parole tue, tout ce qui est solide tue. Le concept, l’expérience de la « vie », comme il la connaît uniquement, résiste chez lui à toute forme de mot, de formule, de loi, de foi, de dogme. Il parle uniquement de l’intérieur : « vie » ou « vérité » ou « lumière » est son mot pour l’intérieur, — tout le reste, toute la réalité, toute la nature, la langue elle-même, n'a pour lui que la valeur d’un signe, d’une parabole. — Il ne faut pas se méprendre en ce lieu, aussi grande soit la tentation que contient le préjugé chrétien, c'est-à-dire ecclésiastique : une telle symbolique par excellence est en dehors de toute religion, de tout culte, de toute histoire, de toute science naturelle, de toute expérience du monde, de toute connaissance, de toute politique, de toute psychologie, de tout livre, de toute art — son « savoir » est justement la pure folie de croire qu'il existe quelque chose de tel. La culture lui est même inconnue par ouï-dire, il n'a pas besoin de se battre contre elle, — il ne la nie pas… Il en va de même pour l'État, pour toute l'ordre et société bourgeoise, pour le travail, pour la guerre — il n’a jamais eu de raison de nier « le monde », il n’a jamais soupçonné le concept ecclésiastique du « monde »… La négation est justement ce qui lui est tout à fait impossible. — Il en va de même pour la dialectique, il manque la conception que la foi, une « vérité » pourrait être prouvée par des raisons (— ses preuves sont des « lumières » intérieures, des sensations de plaisir et des affirmations de soi, toutes des « preuves de force » —) Une telle doctrine ne peut pas non plus contredire, elle ne comprend même pas qu'il puisse exister d'autres doctrines, elle ne sait pas concevoir un jugement contraire… Lorsqu'elle y est confrontée, elle pleurera d’un profond sentiment de compassion sur la « cécité », — car elle voit la « lumière » — mais sans faire d’objection…
33.
Dans toute la psychologie de l’« Évangile », le concept de culpabilité et de punition manque ; il en va de même pour le concept de récompense. Le « péché », toute relation de distance entre Dieu et l’homme est aboli — c’est précisément cela la « bonne nouvelle ». Le bonheur n’est pas promis, il n’est pas conditionné : il est la seule réalité — le reste est signe, pour en parler… La conséquence d’un tel état se projette dans une nouvelle pratique, la pratique évangélique. Ce n’est pas une « foi » qui distingue le chrétien : le chrétien agit, il se distingue par une autre manière d’agir. Il ne fait pas de résistance à celui qui est mauvais envers lui, ni par la parole, ni dans le cœur. Il ne fait pas de différence entre les étrangers et les locaux, entre les juifs et les non-juifs (« le prochain » étant en réalité le membre de la foi, le juif). Il ne s’irrite contre personne, ne méprise personne. Il ne se laisse ni voir ni faire valoir dans les tribunaux (« ne pas jurer »). Il ne se sépare sous aucun prétexte de sa femme, même en cas d’infidélité avérée. — Tout cela, en réalité, est une phrase, tout découle d’un instinct unique — La vie du Sauveur n’était rien d’autre que cette pratique, — sa mort n’était rien d’autre non plus… Il n’avait plus besoin de formules, de rites pour le rapport avec Dieu — pas même la prière. Il a réglé son compte avec toute la doctrine juive de la pénitence et de la réconciliation ; il sait que c’est uniquement la pratique de la vie qui permet de se sentir « divin », « heureux », « évangélique », à tout moment un « enfant de Dieu ». Ce n’est pas la « pénitence », ni la « prière pour le pardon » qui sont des chemins vers Dieu : seule la pratique évangélique mène à Dieu, elle est « Dieu » — Ce qui était rejeté par l’Évangile, c’était le judaïsme des concepts de « péché », « pardon du péché », « foi », « salut par la foi » — toute la doctrine juive de l’Église était niée dans la « bonne nouvelle ». L’instinct profond de ce qu’il faut faire pour se sentir « au ciel », pour se sentir « éternel », alors qu’on ne se sent pas « au ciel » dans tout autre comportement : c’est cela, et cela seulement, la réalité psychologique de la « rédemption ». — Un nouveau changement, non une nouvelle foi…
34.
Si je comprends quelque chose de ce grand symboliste, c’est qu’il ne voyait que les réalités intérieures comme des réalités, comme des « vérités » — qu’il considérait le reste, tout ce qui est naturel, temporel, spatial, historique comme des signes, comme des occasions de paraboles. Le concept du « Fils de l’homme » n’est pas une personne concrète appartenant à l’histoire, quelque chose d’unique, de particulier, mais une réalité « éternelle », un symbole psychologique libéré du concept de temps. Il en va de même, et dans le sens le plus élevé, pour le Dieu de ce symboliste typique, pour le « Royaume de Dieu », pour le « royaume céleste », pour la « filiation divine ». Rien n’est plus non-chrétien que les crudités ecclésiastiques d’un Dieu comme personne, d’un « Royaume de Dieu » à venir, d’un « royaume céleste » au-delà, d’un « Fils de Dieu », la seconde personne de la Trinité. Tout cela est — pardonnez-moi l'expression — le poing sur l’œil — oh, sur quel œil ! de l’Évangile ; un cynisme historique mondial dans la moquerie du symbole… Mais il est clair ce que les signes « Père » et « Fils » touchent — pas sur chaque main, je l’admets : avec le mot « Fils » est exprimée l’entrée dans le sentiment de transfiguration totale de toutes choses (le bonheur), avec le mot « Père » ce sentiment lui-même, le sentiment d’éternité, le sentiment d’accomplissement. — Je suis honteux de me souvenir de ce que l’Église a fait de ce symbolisme : n’a-t-elle pas placé une histoire d’Amphitryon à la porte de la foi chrétienne ? Et un dogme de « l’Immaculée Conception » en plus ?… Mais cela a souillé la conception — Le « Royaume de Dieu » est un état du cœur — ce n’est pas quelque chose qui « au-dessus de la terre » ou « après la mort » se produit. Le concept de mort naturelle manque complètement dans l’Évangile : la mort n’est pas un pont, un passage, elle est absente parce qu’elle appartient à un monde entièrement illusoire, uniquement utile aux signes. L’« heure de la mort » est un concept non chrétien — l’« heure », le temps, la vie physique et ses crises n’existent pas pour le maître de la « bonne nouvelle »… Le « Royaume de Dieu » n’est rien que l’on attend ; il n’a pas de hier ni de demain, il ne vient pas dans « mille ans » — c’est une expérience du cœur ; il est partout, il est nulle part…
35.
Ce « joyeux messager » est mort comme il a vécu, comme il a enseigné — non pour « sauver les hommes », mais pour montrer comment on doit vivre. La pratique est ce qu’il a laissé à l’humanité : son comportement devant les juges, les geôliers, les accusateurs et toute forme de calomnie et de mépris, — son comportement sur la croix. Il ne résiste pas, il ne défend pas ses droits, il ne fait aucun geste pour repousser l’extrême, au contraire, il le provoque… Et il demande, il souffre, il aime avec ceux qui lui font du mal… Les paroles au criminel sur la croix contiennent tout l’Évangile. « C’est vraiment un homme divin, un « enfant de Dieu » dit le criminel. « Si tu ressens cela — répond le Sauveur — tu es au paradis, tu es aussi un enfant de Dieu… » Ne pas se défendre, ne pas se mettre en colère, ne pas se rendre responsable… Mais aussi ne pas résister au mal, — l’aimer…
36.
— Ce n’est qu’à nous, à nous esprits libérés, que revient la condition de comprendre quelque chose que dix-neuf siècles ont mal compris — cette rectitude devenue instinct et passion, qui fait la guerre à la « sainte mensonge » plus qu’à tout autre mensonge… Nous étions immensément éloignés de notre neutralité aimante et prudente, de cette discipline de l’esprit qui seul rend possible la compréhension de choses si étrangères, si délicates : on ne cherchait qu’à chaque instant, avec une égoïsme effronté, à obtenir son propre avantage, on a construit l’Église en opposition à l’Évangile… Qui cherchait des signes que derrière le grand jeu du monde une divinité ironique manipulait les choses, trouverait un petit indice dans le gigantesque point d’interrogation que le christianisme représente. Que l’humanité soit à genoux devant l’opposition de ce qui était l’origine, le sens, le droit de l’Évangile, qu’elle ait sanctifié dans le concept de « l’Église » précisément ce que le « joyeux messager » ressentait comme étant sous lui, derrière lui — on cherche en vain une forme plus grande d’ironie historique mondiale —
37.
— Notre époque est fière de son sens historique : comment a-t-elle pu croire à l’absurdité que, au début du christianisme, il y avait des fables grossières de miracle et de rédemption, — et que tout ce qui est spirituel et symbolique n’est apparu que plus tard ? Au contraire : l’histoire du christianisme — et ce depuis la mort sur la croix — est l’histoire de la compréhension de plus en plus grossière d’un symbolisme original. À chaque expansion du christianisme sur des masses toujours plus larges et plus brutales, dont les prérequis s’éloignaient de plus en plus de ceux dont il est né, il est devenu nécessaire de vulgariser, de barbariser le christianisme — il a absorbé les enseignements et les rites de tous les cultes souterrains de l’Empire romain, il a ingéré la folie de toutes sortes de raisonnements malades. Le destin du christianisme réside dans la nécessité pour sa foi elle-même de devenir aussi malade, aussi basse et vulgaire que les besoins étaient malades, bas et vulgaires, qu’elle devait satisfaire. En tant qu’Église, la barbarie malade se résume finalement en pouvoir, — l’Église cette forme d’antagonisme à toute rectitude, à toute hauteur de l’âme, à toute discipline de l’esprit, à toute humanité sincère et bienveillante. — Les valeurs chrétiennes — les nobles valeurs : c’est seulement nous, nous esprits libérés, qui avons restauré ce plus grand contraste de valeurs qu’il y ait ! — —
38.
— Je ne peux m’empêcher de pousser un soupir ici. Il y a des jours où un sentiment plus noir que la plus noire mélancolie m’envahit — le mépris des hommes. Et pour ne laisser aucun doute sur ce que je méprise, sur qui je méprise : c’est l’homme d’aujourd’hui, l’homme avec lequel je suis fatidiquement contemporain. L’homme d’aujourd’hui — j’étouffe à son souffle impur… Contre le passé, je fais preuve, comme tous les connaisseurs, d’une grande tolérance, c’est-à-dire d’une grande maîtrise de soi : je traverse le monde des hôpitaux psychiatriques de millénaires entiers, je les appelle maintenant « christianisme », « foi chrétienne », « église chrétienne » avec une prudence sombre, — je me garde de rendre l’humanité responsable de ses maladies mentales. Mais mon sentiment se renverse, éclate dès que j’entre dans le temps moderne, dans notre époque. Notre époque est savante… Ce qui était autrefois simplement malade est devenu aujourd’hui indécent — il est indécent d’être chrétien aujourd’hui. Et c’est là que commence mon dégoût. — Je regarde autour de moi : il ne reste plus un mot de ce qui était autrefois appelé « vérité », nous ne supportons même plus qu’un prêtre prononce le mot « vérité ». Même avec la prétention la plus modeste à la rectitude, il faut savoir aujourd’hui qu’un théologien, un prêtre, un pape, avec chaque phrase qu’il prononce, non seulement se trompe, mais ment, — qu’il ne lui est plus permis de mentir par « innocence », par « ignorance ». Même le prêtre sait, aussi bien que tout le monde, qu’il n’y a plus de « Dieu », plus de « pécheur », plus de « rédempteur », — que le « libre arbitre », la « loi morale » sont des mensonges : — la gravité, la profonde maîtrise de soi de l’esprit n’autorise plus personne à ignorer cela… Tous les concepts de l’Église sont reconnus pour ce qu’ils sont, pour la fausse monnaie la plus malveillante, ayant pour but de dévaluer la nature, les valeurs naturelles ; le prêtre lui-même est reconnu pour ce qu’il est, pour la plus dangereuse des sortes de parasites, pour la véritable araignée venimeuse de la vie… Nous savons, notre conscience le sait aujourd’hui — ce que valent en réalité ces inventions inquiétantes des prêtres et de l’Église, à quoi elles ont servi, avec lesquelles cet état d’auto-dénigrement de l’humanité a été atteint, un dégoût pour leur vue — les concepts de « l’au-delà », de « jugement dernier », « immortalité de l’âme », « âme » elle-même ; ce sont des instruments de torture, ce sont des systèmes de cruautés par lesquels le prêtre est devenu, est resté maître… Tout le monde le sait : et pourtant tout reste pareil. Où est passé le dernier sentiment de décence, de respect de soi-même, lorsque même nos hommes d’État, qui sont par ailleurs des personnes très décomplexées et des antichrists en actes, se prétendent encore chrétiens et vont à la communion ?… Un jeune prince, à la tête de ses régiments, magnifique comme expression de l’égoïsme et de l’arrogance de son peuple, — mais, sans aucune honte, se déclarant chrétien !… Que nie donc le christianisme ? qu’est-ce que « le monde » ? Que l’on soit soldat, juge, patriote ; que l’on se défende ; que l’on tienne à son honneur ; que l’on veuille son propre avantage ; que l’on soit fier… Chaque pratique de chaque instant, chaque instinct, chaque évaluation de valeur se concrétisant est aujourd’hui antichrétienne : quelle monstruosité de fausseté doit être l’homme moderne, pour qu’il n’ait pas honte d’être encore appelé chrétien ! — — —
39.
— Je reviens, je raconte la véritable histoire du christianisme. — Le mot même « christianisme » est un malentendu —, en réalité, il n’y a eu qu’un seul chrétien, et il est mort sur la croix. L’« Évangile » est mort sur la croix. Ce qui à partir de ce moment a été appelé « Évangile » était déjà le contraire de ce qu’il avait vécu : un « mauvais message », un dysangile. C’est une absurdité jusqu’au non-sens de voir dans une « foi », par exemple dans la foi en la rédemption par le Christ, le signe du chrétien : seule la pratique chrétienne, une vie comme celle de celui qui est mort sur la croix, est chrétienne… Aujourd’hui encore, une telle vie est possible, et pour certaines personnes même nécessaire : le véritable, l’original christianisme sera toujours possible… Ce n’est pas une foi, mais une action, une non-action surtout, un autre être… Les états de conscience, une quelconque foi, une quelconque croyance par exemple — chaque psychologue le sait — sont parfaitement indifférents et de cinquième ordre par rapport à la valeur des instincts : pour être plus rigoureux, le concept entier de causalité spirituelle est erroné. Être chrétien, réduire la chrétienté à une croyance, à une simple phénoménalité de conscience, c’est nier la chrétienté. En réalité, il n’y a eu aucun chrétien. Le « chrétien », ce que l’on appelle chrétien depuis deux millénaires, est simplement un malentendu psychologique. En regardant de plus près, en lui régnaient, malgré toute « foi », uniquement les instincts — et quels instincts ! — La « foi » a toujours été, par exemple chez Luther, un manteau, un prétexte, un rideau derrière lequel les instincts faisaient leur jeu —, une aveuglement intelligent sur la domination de certains instincts… La « foi » — je l’ai déjà appelée la véritable sagacité chrétienne —, on parlait toujours de la « foi », on faisait toujours référence aux instincts… Dans le monde de représentations du chrétien, rien n’apparaît touchant même à la réalité : en revanche, nous avons reconnu dans la haine des instincts contre toute réalité l’élément moteur, le seul élément moteur dans la racine du christianisme. Que ressort-il de cela ? Que même en psychologie, l’erreur est radicale, c’est-à-dire déterminante par essence, c’est-à-dire substance. Un concept ici enlevé, une seule réalité à sa place — et tout le christianisme roule dans le néant ! — Vu d’en haut, cette réalité des plus étranges, une religion non seulement conditionnée par des erreurs, mais uniquement inventée et même ingénieusement créée par des erreurs nuisibles, empoisonnant la vie et le cœur, est un spectacle pour les dieux — pour ces divinités qui sont aussi des philosophes, et auxquelles je suis par exemple rencontré lors de ces célèbres dialogues à Naxos. Au moment où le dégoût pour eux se retire (— et pour nous !), ils seront reconnaissants pour le spectacle du chrétien : le misérable petit astre que la Terre est peut-être mériterait un regard divin, une participation divine uniquement pour ce cas curieux… Ne sous-estimons pas le chrétien : le chrétien, faux jusqu’à l’innocence, est bien au-dessus du singe — en ce qui concerne les chrétiens, une théorie d’origine connue devient simplement une politesse…
40.
— Le destin de l’Évangile s’est joué avec la mort — il était suspendu à la « croix »... Ce n’est que par la mort, cette mort infamante et inattendue, ce n’est que par la croix, qui était généralement réservée à la canaille, ce n’est que par cette paradoxale et terrible épreuve que les disciples ont été confrontés à la véritable énigme : « qui était-ce ? Qu’était-ce ? » — Ce sentiment profond de chagrin et d’offense, ce soupçon que cette mort pourrait réfuter leur cause, ce terrible point d’interrogation « pourquoi ainsi ? » — cet état se comprend très bien. Tout devait être nécessaire, avoir un sens, une raison, une raison suprême ; l’amour d’un disciple ne connaît pas le hasard. C’est seulement maintenant que la fissure est apparue : « qui l’a tué ? Qui était son ennemi naturel ? » — Cette question surgit comme un éclair. Réponse : le judaïsme dominant, son élite. Dès cet instant, on se sentit en révolte contre l’ordre, on comprit que Jésus était en révolte contre l’ordre. Jusqu’alors, ce trait guerrier, cette négation, cette opposition dans son image manquait ; de plus, il était en contradiction avec cela. Il est clair que la petite communauté n’avait pas compris l’essentiel, le modèle de mourir ainsi, la liberté, la supériorité sur tout sentiment de ressentiment : — un signe de combien ils comprenaient peu de lui ! En soi, Jésus ne voulait rien d’autre avec sa mort que de donner publiquement la plus grande épreuve, la preuve de son enseignement... Mais ses disciples étaient loin de pardonner cette mort, — ce qui aurait été évangélique au plus haut degré ; ou même de se proposer une mort semblable dans la douce et aimable tranquillité du cœur... Le sentiment le plus anti-évangélique, la vengeance, réapparut. Il était impossible que la chose se termine ainsi avec cette mort : il fallait une « vengeance », un « jugement » (— et pourtant, quoi pourrait être plus anti-évangélique que « vengeance », « punition », « jugement » !) Une fois encore, l’attente populaire d’un messie est montée au premier plan ; un moment historique a été envisagé : le « royaume de Dieu » vient pour juger ses ennemis... Mais tout était mal compris : le « royaume de Dieu » comme acte final, comme promesse ! L’Évangile avait justement été l’existence, le fait, la réalité de ce « royaume »... Ce n’est qu’alors que l’on fit entrer toute la mépris et l’amertume contre les pharisiens et les théologiens dans le type du maître, — on fit ainsi de lui un pharisien et un théologien ! D’autre part, le culte déchaîné de ces âmes complètement déséquilibrées ne pouvait plus supporter l’égalité évangélique de chacun comme enfant de Dieu que Jésus avait enseignée : leur vengeance était, d’une manière extravagante, d’élever Jésus, de le séparer de soi : tout comme autrefois les Juifs avaient, par vengeance contre leurs ennemis, séparé leur Dieu d’eux-mêmes et l’avaient élevé. Le Dieu unique et le Fils unique de Dieu : les deux produits du ressentiment...
41.
— Et à partir de là, un problème absurde est apparu : « comment Dieu a-t-il pu permettre cela ! » Sur quoi la raison perturbée de la petite communauté trouva une réponse terriblement absurde : Dieu a donné son fils pour le pardon des péchés, comme victime. Comment l’Évangile fut-il soudainement terminé ! Le sacrifice pour la culpabilité, et dans sa forme la plus dégoûtante et barbare, le sacrifice de l’innocent pour les péchés des coupables ! Quelle horreur païenne ! — Jésus avait en effet aboli le concept de « culpabilité » lui-même, — il a nié tout fossé entre Dieu et l’homme, il vivait cette unité de Dieu en tant qu’homme comme sa « bonne nouvelle »... Et non comme un privilège ! — À partir de là, on intègre progressivement dans le type du rédempteur : l’enseignement du jugement et de la seconde venue, l’enseignement de la mort comme une mort sacrificielle, l’enseignement de la résurrection, avec lequel le concept entier de « béatitude », la réalité entière et unique de l’Évangile, a été escamoté — en faveur d’un état après la mort !... Paul a logé cette conception, ce dévoiement de la conception avec cette audace rabbinique qui le caractérise dans tous les domaines : « si Christ n’est pas ressuscité des morts, notre foi est vaine ». — Et soudainement, de l’Évangile est devenue la plus méprisante de toutes les promesses impossibles à réaliser, l’odieuse doctrine de l’immortalité personnelle... Paul lui-même l’enseigna encore comme récompense !...
42.
On voit ce qui s’est terminé avec la mort sur la croix : un nouvel essai, totalement original, vers un mouvement de paix bouddhiste, vers un bonheur réel, non seulement promis, sur terre. Car cela reste — je l’ai déjà souligné — la différence fondamentale entre les deux religions décadentes : le bouddhisme ne promet pas, mais tient, le christianisme promet tout, mais ne tient rien. — La « bonne nouvelle » fut immédiatement suivie de la pire : celle de Paul. En Paul se personnifie le type opposé au « messager de la bonne nouvelle », le génie de la haine, dans la vision de la haine, dans la logique implacable de la haine. Que n’a-t-il pas sacrifié à la haine ! Avant tout le Rédempteur : il l’a crucifié. La vie, l’exemple, l’enseignement, la mort, le sens et le droit de tout l’Évangile — rien ne restait, sinon ce que ce faux-monnayeur de haine comprenait, ce qu’il pouvait utiliser seul. Non la réalité, non la vérité historique !... Et encore une fois, l’instinct sacerdotal du Juif a commis le même grand crime sur l’histoire, — il a simplement rayé le passé, l’avant-hier du christianisme, il a inventé une histoire du premier christianisme. Encore plus : il a de nouveau falsifié l’histoire d’Israël pour apparaître comme préhistoire de son acte : tous les prophètes ont parlé de son « Rédempteur »... L’Église falsifia plus tard même l’histoire de l’humanité en préhistoire du christianisme... Le type du Rédempteur, l’enseignement, la pratique, la mort, le sens de la mort, même l’après-mort — rien n’est resté intact, rien n’est resté même similaire à la réalité. Paul a simplement déplacé le poids de toute cette existence derrière cette existence, — dans le mensonge du « Jésus ressuscité ». En réalité, il ne pouvait pas avoir besoin de la vie du Rédempteur, — il avait besoin de la mort sur la croix et quelque chose de plus encore... Un Paul, dont la patrie était au siège de l’illumination stoïcienne, serait honnête s’il se fabrique une hallucination comme preuve de la survie du Rédempteur, ou même s’il faut croire seulement à son récit qu’il a eu cette hallucination, serait une véritable niaiserie de la part d’un psychologue : Paul voulait le but, donc il voulait aussi les moyens... Ce qu’il ne croyait pas lui-même, les idiots auxquels il lançait son enseignement le croyaient. — Son besoin était le pouvoir ; avec Paul, le prêtre voulait encore une fois le pouvoir, — il ne pouvait que se servir de concepts, d’enseignements, de symboles avec lesquels on tyrannise les masses, forme des troupeaux. — Ce qu’ensuite Mahomet a emprunté au christianisme ? L’invention de Paul, son moyen pour la tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux : la croyance en l’immortalité — c’est-à-dire l’enseignement du « jugement »...
43 variante.
Si l’on déplace le poids de la vie non dans la vie, mais dans l’« au-delà » — dans le néant —, on a en fait enlevé tout le poids à la vie. Le grand mensonge de l’immortalité personnelle détruit toute raison, toute nature instinctive, — tout ce qui est bénéfique, vitalisant, garantissant l’avenir dans les instincts, suscite désormais la méfiance. Vivre de telle manière que vivre n’ait plus de sens, voilà désormais le « sens » de la vie... À quoi servent la conscience commune, la gratitude pour l’origine et les ancêtres, la coopération, la confiance, à promouvoir le bien commun et à le garder à l’esprit ?... Autant de « tentations », autant de distractions du « droit chemin » — « une chose est nécessaire »... Que chacun, en tant qu’« âme immortelle », ait le même rang, que dans l’ensemble de tous les êtres, le « salut » de chaque individu revête une importance éternelle, que de petits grincheux et des quasi-fous puissent s’imaginer que les lois de la nature sont continuellement transgressées pour leur bien — une telle exagération de tout égoïsme à l’infini, à l’impudent ne peut être assez méprisée. Et pourtant, le christianisme doit à cette flatterie misérable de l’orgueil personnel sa victoire — c’est précisément tout ce qui est raté, rebelle, malheureux, tout le déchet et le rebut de l’humanité qui a été séduit ainsi. Le « salut de l’âme » — en d’autres termes : « le monde tourne autour de moi »... Le poison de l’enseignement des « droits égaux pour tous » — le christianisme l’a semé de manière fondamentale ; le christianisme a fait de chaque sentiment de respect et de distance entre les hommes, c’est-à-dire la condition préalable à tout élargissement, à toute croissance de la culture, une guerre à mort venant des recoins les plus secrets des mauvais instincts — il a forgé du ressentiment des masses sa principale arme contre nous, contre tout ce qui est noble, joyeux, généreux sur terre, contre notre bonheur sur terre... L’« immortalité » accordée à chaque Pierre et Paul a été jusqu’ici le plus grand, le plus malveillant attentat contre l’humanité noble. — Et ne sous-estimons pas le destin que le christianisme a étendu jusqu’à la politique ! Personne n’a aujourd’hui le courage des privilèges, des droits de domination, d’un sentiment de respect pour soi et ses semblables, — d’un pathos de la distance... Notre politique est malade de ce manque de courage ! — L’aristocratisme de la pensée a été sous-miné par le mensonge de l’égalité des âmes de la manière la plus souterraine ; et si la croyance en le « privilège de la majorité » provoque des révolutions et en provoquera, c’est le christianisme, on n’en doute pas, les jugements chrétiens sont ce qui traduit chaque révolution en simple sang et en crimes ! Le christianisme est une révolte de tout ce qui rampe sur le sol contre ce qui est élevé : l’Évangile des « inférieurs » rend bas...
43.
Lorsque l'on transfère le poids de la vie non pas dans la vie, mais dans l'« au-delà » — dans le néant —, on a en fait ôté le poids même à la vie. Le grand mensonge de l'immortalité personnelle détruit toute raison, toute nature instinctive — tout ce qui est bénéfique, ce qui favorise la vie, ce qui garantit l'avenir dans les instincts devient maintenant suspect. Vivre de manière à ce que la vie n'ait plus aucun sens devient désormais le « sens » de la vie... Pourquoi la solidarité, pourquoi la gratitude pour ses origines et ses ancêtres, pourquoi coopérer, faire confiance, promouvoir et avoir en vue le bien commun ?... Autant de « tentations », autant de distractions du « bon chemin » — « une seule chose est nécessaire »... Que chacun, en tant qu'« âme immortelle », ait le même rang que tout autre, que dans l'ensemble des êtres, le « salut » de chaque individu ait une importance éternelle, que des petites gens et des fous à trois-quarts puissent s'imaginer que les lois de la nature doivent constamment être transgressées pour leur bien — une telle exagération de l'égoïsme dans l'infini, dans l'impudence, ne peut être marquée d'assez de mépris. Et pourtant, le christianisme doit son triomphe à cette flatterie pitoyable de l'égoïsme personnel — il a ainsi persuadé tout ce qui est déçu, rebelle, misérable, tout le rejet et le déchet de l'humanité de se rallier à lui. Le « salut de l'âme » — en d'autres termes : « le monde tourne autour de moi »... Le poison de la doctrine des « mêmes droits pour tous » — c'est le christianisme qui l'a semé de manière fondamentale ; le christianisme a fait de tout sentiment de respect et de distance entre les individus, c'est-à-dire de la condition pour toute élévation, pour toute croissance de la culture, une guerre à mort depuis les recoins les plus secrets des mauvais instincts — il a forgé dans le ressentiment des masses sa principale arme contre nous, contre tout ce qui est noble, joyeux, généreux sur terre, contre notre bonheur sur terre... L'« immortalité » accordée à chaque Pierre et Paul a été jusqu'ici le plus grand et le plus malveillant attentat contre l'humanité noble. — Et ne sous-estimons pas le destin qui, à partir du christianisme, s'est infiltré jusqu'en politique ! Aujourd'hui, personne n'a plus le courage de revendiquer des droits particuliers, des droits de domination, un sentiment de respect envers soi-même et ses semblables — un pathos de distance... Notre politique souffre de ce manque de courage ! — L'aristocratisme de l'esprit a été sous-miné de la manière la plus souterraine par le mensonge de l'égalité des âmes ; et lorsque la croyance au « privilège de la majorité » engendre des révolutions et en engendrera, c'est le christianisme, n'en doutez pas, ce sont les jugements chrétiens qui traduisent chaque révolution en sang et en crimes ! Le christianisme est une révolte de tout ce qui rampe contre ce qui est élevé : l'évangile des « faibles » rend bas...
44.
Les Évangiles sont inestimables comme témoignage de la corruption déjà irréversible au sein de la première communauté. Ce que Paul a plus tard terminé avec le cynisme logique d'un rabbin n'était pourtant que le processus de décomposition qui avait commencé avec la mort du Sauveur. — On ne peut pas lire ces Évangiles avec trop de soin ; ils présentent des difficultés derrière chaque mot. Je confesse, on me pardonnera, qu'ils sont ainsi un plaisir de premier ordre pour un psychologue — en contraste avec toute corruption naïve, comme le raffinement par excellence, comme un art dans la corruption psychologique. Les Évangiles se suffisent à eux-mêmes. La Bible, en général, ne supporte aucune comparaison. On est parmi les Juifs : premier point de vue pour ne pas perdre complètement le fil. L'auto-représentation géniale au « Saint », jamais atteinte parmi les livres et les hommes, cette falsification de mots et de gestes comme art n'est pas le fruit d'une quelconque aptitude individuelle ou d'une nature exceptionnelle. Cela implique une race. Dans le christianisme, en tant qu'art de mentir saintement, tout le judaïsme, une pratique et une technique juives de plusieurs siècles, atteignent leur dernière maîtrise. Le chrétien, cette ultima ratio du mensonge, est encore une fois un Juif — trois fois lui-même… — La volonté fondamentale d'appliquer uniquement des concepts, des symboles, des attitudes qui sont prouvés par la pratique du prêtre, le rejet instinctif de toute autre pratique, de toute autre perspective de valeur et d'utilité — ce n'est pas seulement une tradition, c'est un héritage : comme héritage, cela agit comme nature. L'ensemble de l'humanité, même les meilleurs esprits des meilleures époques — (à l'exception d'un, qui est peut-être simplement un inhumain) — s'est laissé tromper. On a lu l'Évangile comme un livre d'innocence... : il y a là un petit indice de la manière dont il a été joué avec maîtrise. — Certes, si nous les voyions, même en passant, tous ces petits hypocrites et saints d'art, cela finirait, — et précisément parce que je ne lis pas des mots sans voir les gestes, je mets fin à cela... Je ne supporte pas une certaine manière d'ouvrir les yeux chez eux. — Heureusement, pour la majorité des gens, les livres ne sont que de la littérature — — Il ne faut pas se laisser tromper : « Ne jugez pas ! » disent-ils, mais ils envoient en enfer tout ce qui les gêne. En laissant Dieu juger, ils se jugent eux-mêmes ; en glorifiant Dieu, ils se glorifient eux-mêmes ; en exigeant les vertus auxquelles ils sont actuellement capables — plus encore, les vertus dont ils ont besoin pour rester en haut —, ils se donnent l'illusion d'un combat pour la vertu, d'une lutte pour la domination de la vertu. « Nous vivons, nous mourons, nous nous sacrifions pour le bien » (— la « vérité », la « lumière », le « royaume de Dieu ») : en vérité, ils font ce qu'ils ne peuvent pas s'empêcher de faire. En se comportant comme des pleutres, en se cachant dans l'ombre, ils se donnent pour devoir : comme devoir, leur vie apparaît comme humilité, et en tant qu'humilité, elle est une preuve supplémentaire de piété… Ah, cette humilité, cette pureté, cette miséricorde dans le mensonge ! « Que la vertu elle-même témoigne pour nous »… On lit les Évangiles comme des livres de séduction avec moralité : la moralité est imposée par ces petits gens — ils savent ce qu'il en est de la moralité ! L'humanité est le mieux nourrie par la moralité ! — La réalité est que le plus conscient des vanités d'élus joue la modestie : ils ont placé, la « communauté », les « bons et justes », d'un côté, celui de la « vérité » — et le reste, le « monde », de l'autre… C'était la forme la plus fatale de mégalomanie qui ait jamais existé sur terre : de petits monstres d'hypocrites et de menteurs ont commencé à revendiquer pour eux les termes « Dieu », « vérité », « lumière », « esprit », « amour », « sagesse », « vie », comme autant de synonymes d'eux-mêmes, afin de délimiter le « monde » contre eux, de petits Juifs superlatifs, prêts pour tous les types d'asile psychiatrique, ont retourné les valeurs pour que le chrétien soit le sens, le sel, la mesure, ainsi que le dernier jugement de tout le reste… La catastrophe n'a été rendue possible que par l'existence antérieure d'une forme apparentée, d'un mégalomanie raciale dans le monde, le judaïque : dès que le fossé entre Juifs et Juifs-chrétiens s'est ouvert, ces derniers n'ont eu d'autre choix que d'appliquer les mêmes procédés de préservation de soi que le sentiment juif conseillait, contre les Juifs eux-mêmes, tandis que les Juifs les avaient jusqu'alors seulement appliqués contre tout ce qui n'était pas juif. Le chrétien n'est qu'un Juif de confession « plus libre ».
44 variante.
— Les Évangiles sont inestimables en tant que témoignages de la corruption déjà inévitable au sein de la première communauté. Ce que Paul a plus tard achevé avec le cynisme logique d’un rabbin n’était que le processus de déclin qui avait commencé avec la mort du Rédempteur. — Ces Évangiles ne peuvent être lus avec trop de prudence ; ils ont leurs difficultés derrière chaque mot. Je l’admets, il sera reconnu que pour un psychologue, ils sont un plaisir de premier ordre — en tant que contrepoint de toute corruption naïve, en tant que raffinement par excellence, en tant qu’art de la corruption psychologique. Les Évangiles se suffisent à eux-mêmes. La Bible dans son ensemble ne supporte aucune comparaison. On se trouve parmi des Juifs : premier point de vue, pour ne pas perdre complètement le fil. Cette auto-représentation qui devient véritablement géniale dans le « sacré », jamais atteinte auparavant parmi les livres et les hommes, cette fausse monnaie verbale et gestuelle comme art n’est pas le fruit du hasard d’un talent particulier, d’une nature exceptionnelle. Il s’agit de race. Dans le christianisme, en tant qu’art de mentir saintement, tout le judaïsme, une pré-pratique et une technique juives sérieuses de plusieurs siècles, atteignent leur dernière maîtrise. Le chrétien, cette ultime ratio du mensonge, est encore une fois le Juif — trois fois lui-même... — La volonté fondamentale d’utiliser uniquement des concepts, des symboles, des attitudes qui ont été prouvés par la pratique du prêtre, le rejet instinctif de toute autre pratique, de toute autre perspective de valeur et d’utilité — ce n’est pas seulement une tradition, c’est un héritage : seulement en tant qu’héritage, il agit comme une nature. Toute l’humanité, même les meilleurs esprits des meilleures époques — (à l’exception d’un seul, qui est peut-être simplement un sous-homme —) s’est laissée tromper. On a lu l’Évangile comme un livre d’innocence… : un petit indice de la manière dont il a été joué avec maîtrise. — En effet : si nous les voyions, même simplement en passant, tous ces étonnants hypocrites et saints de l’art, ce serait la fin, — et précisément parce que je ne lis pas des mots sans voir les gestes, je mets un terme à cela... Je ne peux supporter une certaine manière d’ouvrir les yeux en leur présence. — Heureusement, pour la grande majorité, les livres ne sont que de la littérature — — Il ne faut pas se laisser tromper : « Ne jugez pas ! » disent-ils, mais ils envoient tout ce qui les gêne en enfer. En laissant Dieu juger, ils jugent eux-mêmes ; en glorifiant Dieu, ils se glorifient eux-mêmes ; en demandant les vertus auxquelles ils sont à peine capables — de plus, celles dont ils ont besoin pour rester au-dessus —, ils se donnent l’apparence d’un combat pour la vertu, d’un combat pour la domination de la vertu. « Nous vivons, nous mourons, nous nous sacrifions pour le bien » (— la « vérité », « la lumière », le « royaume de Dieu ») : en vérité, ils font ce qu’ils ne peuvent s’empêcher de faire. En se faufilant comme des gens timides, en restant dans les coins, en vivant dans l’ombre de manière ombrageuse, ils en font un devoir : en tant que devoir, leur vie apparaît comme une humilité, en tant qu’humilité, c’est une preuve supplémentaire de piété... Ah, cette humilité, cette chasteté, cette miséricorde dans le mensonge ! « Que la vertu elle-même rende témoignage pour nous »... On doit lire les Évangiles comme des livres de séduction morale : la morale est revendiquée par ces petites gens — ils savent ce qu’il en est de la morale ! L’humanité est le mieux nourrie par la morale ! — La réalité est que ici le plus conscient des sentiments d’élection joue la modestie : on s’est mis, la « communauté », les « bons et justes », une fois pour toutes du côté de « la vérité » — et le reste, « le monde », de l’autre... C’était la forme la plus fatale de la mégalomanie qui ait jamais existé sur terre : de petites monstruosités d’hypocrites et de menteurs ont commencé à revendiquer pour elles-mêmes les concepts de « Dieu », « vérité », « lumière », « esprit », « amour », « sagesse », « vie », comme s’ils étaient des synonymes d’elles-mêmes, afin de délimiter le « monde » contre elles, de petits Juifs superlatifs, prêts pour tout genre d’asile, ont complètement retourné les valeurs, comme si seul le chrétien avait le sens, le sel, la mesure, et même le dernier jugement de tout le reste... Le destin tout entier a été rendu possible uniquement parce qu’une forme connexe, raciale de mégalomanie était déjà dans le monde, celle des Juifs : dès que la fissure entre Juifs et chrétiens-juifs s’est ouverte, ces derniers n’ont eu d’autre choix que d’appliquer les mêmes procédés de préservation de soi, que l’instinct juif conseillait, contre les Juifs eux-mêmes, tandis que les Juifs les avaient jusqu’ici seulement appliqués contre tout ce qui n’était pas juif. Le chrétien n’est qu’un Juif de confession « plus libre ».
45.
Je donne quelques exemples de ce que ces petits gens ont en tête, ce qu'ils ont mis dans la bouche de leur maître : de véritables professions de « belles âmes ».
« Et si quelqu'un ne vous reçoit pas et n'écoute pas vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville et secouez la poussière de vos pieds, en témoignage contre eux. Je vous le dis : en vérité, il sera plus supportable pour Sodome et Gomorrhe au jour du jugement que pour cette ville » (Marc 6, 11) — Comme évangélique !
« Et quiconque scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui suspende au cou une meule et qu'on le jette dans la mer » (Marc 9, 42) — Comme évangélique !
« Si ton œil te scandalise, arrache-le. Il vaut mieux pour toi entrer dans le royaume de Dieu avec un œil que d'avoir deux yeux et d'être jeté dans le feu infernal ; où leur ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas » (Marc 9, 47) — Ce n'est pas vraiment l'œil qui est en cause…
« En vérité, je vous le dis, il y a quelques-uns ici qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le royaume de Dieu venir avec puissance » (Marc 9, 1). — Bien menti, lion…
« Que celui qui veut me suivre se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive. Car… » (Remarque d'un psychologue. La morale chrétienne est réfutée par ses « car » : ses « raisons » réfutent — ainsi est-ce chrétien) Marc 8, 34. —
« Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. Avec quelle mesure vous mesurez, il vous sera mesuré » (Matthieu 7, 1) — Quel concept de justice, de « juste » juge !
« En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains ne font-ils pas aussi de même ? Et si vous êtes seulement bienveillants avec vos frères, que faites-vous de particulier ? Les publicains ne font-ils pas de même ? » (Matthieu 5, 46) — Principe de l'« amour chrétien » : il veut finalement être bien payé…
« En effet, si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs fautes, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus » (Matthieu 6, 15) — Très compromettant pour ledit « Père »…
« Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par-dessus » (Matthieu 6, 33). Tout cela : à savoir nourriture, vêtements, tout ce qui est nécessaire à la vie. Une erreur, pour le dire modestement… Tout de suite après, Dieu apparaît comme un tailleur, du moins dans certains cas…
« Réjouissez-vous alors et sautez de joie : car voici, votre récompense est grande dans les cieux. De même leurs pères ont agi avec les prophètes » (Luc 6, 23) — Foule impudente ! Ils se comparent déjà aux prophètes…
« Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira, car le temple de Dieu est saint, vous êtes ce temple » (Paul. 1 Cor. 3, 16) — On ne peut pas mépriser cela suffisamment…
« Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? Si donc le monde doit être jugé par vous, n'êtes-vous pas capables de juger des choses de moindre importance ? » (Paul. 1 Cor. 6, 2) Malheureusement, ce n'est pas seulement le discours d'un fou… Ce trompeur terrible continue littéralement : « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? Combien plus les biens temporels ! ».
« Dieu n'a-t-il pas fait de la sagesse de ce monde une folie ? Car puisque le monde, par sa sagesse, n'a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la prédication de la folie. Il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de nobles qui sont appelés. Mais ce que le monde considère comme folie, Dieu l'a choisi pour confondre les sages ; et ce que le monde considère comme faiblesse, Dieu l'a choisi pour confondre ce qui est fort. Et ce qui est vil et méprisable dans le monde, ce que le monde rejette, Dieu l'a choisi, pour réduire à néant ce qui est quelque chose. Afin que personne ne se glorifie devant Dieu » (Paul. 1 Cor. 1, 20-29) — Pour comprendre ce passage, un témoignage de premier ordre sur la psychologie de chaque morale de « Tschandala », lisez le premier essai de ma Généalogie de la morale : il y a été pour la première fois mis en lumière le contraste entre une morale noble et une morale de « Tschandala » née du ressentiment et de la vengeance impuissante. Paul était le plus grand des apôtres de la vengeance…
45 variante.
Je donne quelques exemples de ce que ces petits gens ont en tête, ce qu'ils ont mis dans la bouche de leur maître : de véritables professions de « belles âmes ».
« Et si quelqu'un ne vous reçoit pas et n'écoute pas vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville et secouez la poussière de vos pieds, en témoignage contre eux. Je vous le dis : en vérité, il sera plus supportable pour Sodome et Gomorrhe au jour du jugement que pour cette ville » (Marc 6, 11) — Comme évangélique !
« Et quiconque scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui suspende au cou une meule et qu'on le jette dans la mer » (Marc 9, 42) — Comme évangélique !
« Si ton œil te scandalise, arrache-le. Il vaut mieux pour toi entrer dans le royaume de Dieu avec un œil que d'avoir deux yeux et d'être jeté dans le feu infernal ; où leur ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas » (Marc 9, 47) — Ce n'est pas vraiment l'œil qui est en cause…
« En vérité, je vous le dis, il y a quelques-uns ici qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le royaume de Dieu venir avec puissance » (Marc 9, 1). — Bien menti, lion…
« Que celui qui veut me suivre se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive. Car… » (Remarque d'un psychologue. La morale chrétienne est réfutée par ses « car » : ses « raisons » réfutent — ainsi est-ce chrétien) Marc 8, 34. —
« Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. Avec quelle mesure vous mesurez, il vous sera mesuré » (Matthieu 7, 1) — Quel concept de justice, de « juste » juge !…
« En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains ne font-ils pas aussi de même ? Et si vous êtes seulement bienveillants avec vos frères, que faites-vous de particulier ? Les publicains ne font-ils pas de même ? » (Matthieu 5, 46) — Principe de l'« amour chrétien » : il veut finalement être bien payé…
« En effet, si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs fautes, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus » (Matthieu 6, 15) — Très compromettant pour ledit « Père »…
« Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par-dessus » (Matthieu 6, 33). Tout cela : à savoir nourriture, vêtements, tout ce qui est nécessaire à la vie. Une erreur, pour le dire modestement… Tout de suite après, Dieu apparaît comme un tailleur, du moins dans certains cas…
« Réjouissez-vous alors et sautez de joie : car voici, votre récompense est grande dans les cieux. De même leurs pères ont agi avec les prophètes » (Luc 6, 23) — Foule impudente ! Ils se comparent déjà aux prophètes…
« Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira, car le temple de Dieu est saint, vous êtes ce temple » (Paul. 1 Cor. 3, 16) — On ne peut pas mépriser cela suffisamment…
« Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? Si donc le monde doit être jugé par vous, n'êtes-vous pas capables de juger des choses de moindre importance ? » (Paul. 1 Cor. 6, 2) Malheureusement, ce n'est pas seulement le discours d'un fou… Ce trompeur terrible continue littéralement : « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? Combien plus les biens temporels ! ».
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46.
— Que conclure de cela ? Qu'il vaut mieux mettre des gants en lisant le Nouveau Testament. La proximité de tant d'impureté y pousse presque. Nous choisirions les « premiers chrétiens » aussi peu que les Juifs polonais pour une interaction : non pas que l’on aurait même besoin de faire une objection contre eux… Ils ne sentent pas bon, tous les deux. — J'ai vainement cherché dans le Nouveau Testament le moindre trait sympathique ; rien de ce qui y est trouvé n'est libre, bienveillant, ouvert, juste. L'humanité n'y a pas encore fait ses premiers pas, — les instincts de propreté font défaut… Il n'y a que de mauvais instincts dans le Nouveau Testament, il n'y a même pas de courage pour ces mauvais instincts. Tout est lâcheté, tout est fermeture des yeux et auto-tromperie. Chaque livre devient pur après avoir lu le Nouveau Testament : je lus, pour donner un exemple, avec ravissement immédiatement après Paul, ce charmant et audacieux railleur Pétrone, de qui l'on pourrait dire ce que Domenico Boccaccio écrivit à propos de César Borgia au duc de Parme : « è tutto festo » — immortellement sain, immortellement gai et bien composé… Ces petits radoteurs se trompent essentiellement. Ils attaquent, mais tout ce qui est attaqué par eux est ainsi marqué. Celui qu'un « premier chrétien » attaque n'est pas souillé… Au contraire : il est un honneur d'avoir des « premiers chrétiens » contre soi. On ne lit pas le Nouveau Testament sans une prédilection pour ce qui y est maltraité, — sans parler de la « sagesse de ce monde » que le vent déloyal cherche en vain à confondre par une « prédication insensée »… Mais même les Pharisiens et les scribes ont leur avantage d'une telle opposition : ils ont dû être quelque chose pour être haïs de manière si indécente. L'hypocrisie — voilà un reproche que les « premiers chrétiens » pourraient faire ! — En fin de compte, ce sont les privilégiés : cela suffit, la haine des Tschandala n'a plus besoin de raisons. Le « premier chrétien » — je crains que le « dernier chrétien », que je pourrais encore connaître — est un rebelle contre tout ce qui est privilégié par un instinct des plus bas, — il vit, il combat toujours pour des « droits égaux »… En regardant de plus près, il n'a pas d'autre choix. Voulez-vous, pour votre propre personne, être un « élu de Dieu » — ou un « temple de Dieu », ou un « juge des anges » —, alors tout autre principe de sélection, par exemple selon la justice, l'esprit, la virilité et la fierté, la beauté et la liberté du cœur, est simplement « monde », — le mal en soi… Moralité : chaque mot dans la bouche d'un « premier chrétien » est un mensonge, chaque action qu'il entreprend est une fausse instinctivité, — toutes ses valeurs, tous ses objectifs sont nuisibles, mais celui qu'il hait, ce qu'il hait, cela a de la valeur… Le chrétien, le prêtre-chrétien en particulier, est un critère pour les valeurs — — Ai-je encore à dire qu'il n'y a qu'une seule figure dans tout le Nouveau Testament qui mérite l'honneur ? Pilate, le gouverneur romain. Prendre au sérieux une affaire juive — cela ne l'incite pas. Un Juif de plus ou de moins — quelle importance ?… Le mépris noble d'un Romain, devant lequel un usage éhonté du mot « vérité » est pratiqué, a enrichi le Nouveau Testament du seul mot qui a de la valeur, — qui est lui-même sa critique, sa destruction : « qu'est-ce que la vérité ! »
47.
— Ce qui nous sépare, ce n'est pas que nous ne trouvions pas Dieu, ni dans l'histoire, ni dans la nature, ni derrière la nature, — mais que nous percevons ce qui a été vénéré comme Dieu, non pas comme « divin », mais comme pitoyable, absurde, nuisible, non seulement comme une erreur, mais comme un crime contre la vie… Nous nions Dieu en tant que Dieu… Si l'on nous prouvait ce Dieu des chrétiens, nous saurions encore moins y croire. — En formule : deus, qualem Paulus creavit, dei negatio. — Une religion, comme le christianisme, qui n'a aucun point de contact avec la réalité, qui tombe immédiatement dès que la réalité touche ne serait-ce qu'un point, doit logiquement être un ennemi acharné de la « sagesse du monde », c'est-à-dire de la science, — elle approuvera tous les moyens pour empoisonner, diffamer, calomnier l'éducation de l'esprit, la pureté et la rigueur des questions de conscience de l'esprit, la froideur et la liberté nobles de l'esprit. La « foi » comme impératif est le veto contre la science, — en pratique, le mensonge à tout prix… Paul comprenait que le mensonge — que « la foi » est nécessaire ; l'Église comprit plus tard Paul. — Ce « Dieu » que Paul inventa, un Dieu qui « confond la sagesse du monde » (au sens étroit, les deux grandes adversaires de toute superstition, la philologie et la médecine) n'est en réalité que la résolution résolue de Paul lui-même : appeler « Dieu » sa propre volonté, la Torah, c'est purement juif. Paul veut confondre « la sagesse du monde » : ses ennemis sont les bons philologues et médecins de formation alexandrine —, c'est à eux qu'il fait la guerre. En effet, on n'est pas philologue et médecin sans être aussi antichrétien. En tant que philologue, on regarde derrière les « livres saints », en tant que médecin, derrière la déchéance physiologique du chrétien typique. Le médecin dit « incurable », le philologue « illusion ».
48.
— A-t-on vraiment compris l'histoire fameuse qui se trouve au début de la Bible, — celle de la peur divine de la science ?… On ne l’a pas comprise. Ce livre par excellence des prêtres commence, comme c’est bon marché, avec la grande difficulté intérieure du prêtre : il n’a qu’un grand danger, donc « Dieu » n’a qu’un grand danger. — Le vieux Dieu, tout « Esprit », tout Grand-Prêtre, toute Perfection, se promène dans son jardin : seulement il s'ennuie. Même les dieux luttent en vain contre l’ennui. Que fait-il ? Il invente l’homme, — l’homme est divertissant… Mais voilà que l’homme aussi s’ennuie. La pitié de Dieu pour le seul mal qui caractérise tous les paradis n’a pas de limites : il créa immédiatement d’autres animaux. Premier faux pas de Dieu : l’homme trouva les animaux peu divertissants, — il régnait sur eux, il ne voulait même pas être « animal ». — Dieu créa donc la femme. Et en effet, l’ennui prit fin, — mais avec d’autres choses aussi ! La femme était le second faux pas de Dieu. — « La femme est, par nature, une serpente, Ève » — chaque prêtre le sait ; « de la femme vient tout mal dans le monde » — chaque prêtre le sait aussi. « Donc, elle est aussi la source de la science »… Ce n’est que par la femme que l’homme apprit à goûter au fruit de l’arbre de la connaissance. — Que s’est-il passé ? Dieu fut pris d’une peur infernale. L’homme lui-même était devenu son plus grand faux pas, il avait créé un rival, la science rend divin, — il est fini, le temps des prêtres et des dieux, lorsque l’homme devient scientifique ! — Moralité : la science est en soi ce qui est interdit, — elle est seule à être interdite. La science est le péché originel, le germe de tout péché, le péché originel. Voilà seule la moralité. — « Tu ne dois pas connaître » : — le reste découle de cela. — La peur infernale de Dieu ne l’a pas empêché d’être intelligent. Comment se défendre contre la science ? Cela devint son principal problème pendant longtemps. Réponse : expulser l’homme du paradis ! Le bonheur, l’oisiveté engendre des pensées, — toutes les pensées sont de mauvaises pensées… L’homme ne doit pas penser. — Et le « prêtre en soi » invente la nécessité, la mort, le danger de la grossesse, toutes sortes de maux, la vieillesse, les peines, la maladie avant tout, — tous des moyens dans le combat contre la science ! La nécessité empêche l’homme de penser… Et pourtant ! Horrible ! L’œuvre de la connaissance s’élève, défiant le ciel, menaçant les dieux, — que faire ! — Le vieux Dieu invente la guerre, il sépare les peuples, il fait que les hommes s’anéantissent les uns les autres (— les prêtres ont toujours eu besoin de la guerre…) La guerre — entre autres un grand perturbateur de la science ! — Incroyable ! La connaissance, l’émancipation du prêtre, croît même malgré les guerres. — Et une dernière décision vient au vieux Dieu : « l’homme est devenu scientifique, — cela ne sert à rien, il faut le noyer ! »
49.
— On m’a compris. Le début de la Bible contient toute la psychologie du prêtre. — Le prêtre ne connaît qu’un grand danger : c’est la science — la saine compréhension de la cause et de l’effet. Mais la science ne prospère en général que dans des conditions heureuses, — il faut du temps, il faut être exempt d’esprit pour « connaître »… « Il faut donc rendre l’homme malheureux », — c’était à chaque époque la logique du prêtre. — On devine déjà ce qui, selon cette logique, est ainsi arrivé dans le monde : — le « péché »… Le concept de culpabilité et de punition, toute l’« ordonnance morale » a été inventé contre la science, — contre la séparation de l’homme du prêtre… L’homme ne doit pas sortir, il doit se tourner vers l’intérieur ; il ne doit pas être sage et prudent, comme un apprenant, il ne doit pas voir les choses en général : il doit souffrir… Et il doit souffrir de telle manière qu’il ait besoin du prêtre à tout moment. — À bas les médecins ! Il faut un Sauveur. — Le concept de culpabilité et de punition, y compris l’enseignement de la « grâce », de la « rédemption », du « pardon » — mensonges à l’état pur et sans aucune réalité psychologique — ont été inventés pour détruire le sens de la cause chez l’homme : ils sont l’attentat contre le concept de cause et d’effet ! — Et non pas un attentat à poings nus, avec un couteau, avec la sincérité dans la haine et l’amour ! Mais issu des instincts les plus lâches, les plus sournois, les plus bas ! Un attentat de prêtre ! Un attentat de parasite ! Un vampirisme de vampires souterrains pâles !… Lorsque les conséquences naturelles d’un acte ne sont plus « naturelles », mais pensées comme étant causées par des fantômes de concepts de superstition, par « Dieu », par « les esprits », par « les âmes », comme de simples « conséquences morales », comme récompense, punition, indication, moyen d’éducation, alors la condition préalable à la connaissance est détruite, — alors on a commis le plus grand crime contre l’humanité. — Le péché, je le répète, cette forme de dégradation par excellence de l’homme, est inventé pour rendre impossible la science, la culture, toute élévation et noblesse de l’homme ; le prêtre règne par l’invention du péché.
50.
— Je m'abstiendrai ici de faire une psychologie de la « foi », des « croyants », pour l'utilité, comme il se doit, des « croyants » eux-mêmes. S'il en existe encore aujourd'hui qui ignorent en quoi il est indécent d'être « croyant » — ou un signe de décadence, de volonté de vivre brisée —, demain, ils le sauront. Ma voix atteint aussi les sourds. — Il semble, si je ne me suis pas trompé, qu'il existe parmi les chrétiens une sorte de critère de vérité appelé « la preuve de la force ». « La foi rend heureux : donc elle est vraie. » — On pourrait d'abord faire objection que justement ce bonheur n'est pas prouvé, mais seulement promis : le bonheur est conditionné par la « foi », — on doit être heureux parce qu'on croit… Mais ce qui se passe effectivement, ce que le prêtre promet au croyant pour l'« au-delà » inaccessibile à tout contrôle, comment cela se prouve-t-il ? — La prétendue « preuve de la force » est donc en réalité seulement une foi dans le fait que l'effet promis par la foi se produira. En formule : « Je crois que la foi rend heureux ; — donc elle est vraie. » — Mais nous en avons déjà fini. Ce « donc » serait l'absurdité même comme critère de vérité. — Supposons, avec une certaine indulgence, que le bonheur par la foi soit prouvé — non seulement souhaité, non seulement promis par la bouche quelque peu suspecte d'un prêtre : le bonheur, — techniquement parlant, le plaisir est-il jamais une preuve de vérité ? Si peu, qu'il est presque un contre-exemple, du moins le plus grand doute contre la « vérité », lorsque les sensations de plaisir interviennent dans la question « qu'est-ce qui est vrai ? » La preuve du « plaisir » est une preuve pour le « plaisir », — rien de plus ; d'où viendrait-il au monde qu'un jugement vrai soit plus agréable que des jugements faux, et, selon une harmonie préétablie, que les sentiments agréables suivaient nécessairement derrière ? — L'expérience de tous les esprits rigoureux et profonds enseigne le contraire. On a dû arracher chaque pas à la vérité avec peine, on a dû presque tout sacrifier pour cela, ce à quoi le cœur, notre amour, notre confiance en la vie s'accroche. Il faut une grandeur d’âme pour cela : le service de la vérité est le plus difficile des services. — Que signifie être intègre dans les choses spirituelles ? C’est être sévère envers son cœur, mépriser les « beaux sentiments », faire de chaque oui et chaque non une conscience ! — — — La foi rend heureuse : donc elle ment…
51.
Que la foi rende heureux dans certaines circonstances, que le bonheur d'une idée fixe ne fasse pas une idée vraie, que la foi ne déplace pas les montagnes, mais place des montagnes là où il n'y en avait pas : une visite rapide dans un asile d'aliénés clarifie suffisamment cela. Pas un prêtre, bien entendu : car il nie instinctivement que la maladie soit maladie, que l'asile soit un asile. Le christianisme a besoin de la maladie, tout comme le paganisme a besoin d'un excès de santé — rendre malade est le véritable dessein de tout le système des procédures de salut de l'Église. Et l'Église elle-même — n'est-elle pas l'asile catholique comme dernier idéal ? — La terre elle-même comme asile ? — L'homme religieux, tel que le veut l'Église, est un décadent typique ; le moment où une crise religieuse frappe un peuple est chaque fois marqué par des épidémies nerveuses ; le « monde intérieur » de l'homme religieux ressemble à s'y méprendre à celui des surexcités et des épuisés ; les états « les plus élevés » que le christianisme a placés au-dessus de l'humanité comme valeurs suprêmes sont des formes épileptoïdes — l'Église a canonisé seulement des fous ou de grands imposteurs en majorem dei honorem… Je me suis permis un jour de qualifier toute l'ascèse chrétienne de pénitence et de rédemption (que l'on étudie aujourd'hui de préférence en Angleterre) comme une folie circulaire méthodiquement engendrée, comme il se doit, sur un sol déjà préparé, c'est-à-dire profondément morbide. Il n'est pas libre à quelqu'un de devenir chrétien : on ne se « convertit » pas au christianisme, — il faut être assez malade pour cela… Nous autres, qui avons le courage de la santé et même du mépris, comment pourrions-nous mépriser une religion qui enseigne à mal comprendre le corps ! qui ne veut pas se débarrasser de la superstition de l'âme ! qui fait d'une nutrition insuffisante un « mérite » ! qui combat la santé comme une sorte d'ennemi, de démon, de tentation ! qui s'imagine qu'on peut porter une « âme parfaite » dans un cadavre de corps, et qui a eu besoin de créer un nouveau concept de « perfection », un être pâle, malade, idiotement extatique, la prétendue « sainteté » — sainteté, elle-même seulement une série de symptômes du corps appauvri, anéanti, irrémédiablement corrompu !… Le mouvement chrétien, en tant que mouvement européen, est dès le départ un mouvement général des éléments rejetés et déchus de toutes sortes : — il veut atteindre le pouvoir avec le christianisme. Il n’exprime pas la décadence d'une race, il est une formation agrégative des formes de décadence qui se pressent et se cherchent de partout. Ce n’est pas, comme on le croit, la corruption de l'antiquité elle-même, de l'antiquité noble, qui a permis le christianisme : on ne peut pas trop s'opposer à l'idiotisme érudit, qui maintient encore quelque chose de ce genre. Au moment où les couches chandalas malades et corrompues se christianisaient dans tout l'empire, le contre-type, la noblesse, était présente dans sa plus belle et mûre forme. La grande majorité est devenue maîtresse ; le démocratisme des instincts chrétiens a triomphé… Le christianisme n’était pas « national », ni racialement déterminé — il s'adressait à tous les types d’exclus de la vie, il avait ses alliés partout. Le christianisme a dirigé la rancune des malades contre les sains, contre la santé. Tout ce qui est bien porteur, fier, audacieux, la beauté surtout lui est douloureuse aux oreilles et aux yeux. Je rappelle encore une fois le mot inestimable de Paul. « Ce qui est faible devant le monde, ce qui est fou devant le monde, ce qui est ignoble et méprisé devant le monde, Dieu l'a choisi » : c'était la formule, in hoc signo la décadence a triomphé. — Dieu sur la croix — comprend-on encore la terrible arrière-pensée de ce symbole ? — Tout ce qui souffre, tout ce qui est pendu à la croix est divin… Nous tous pendons à la croix, donc nous sommes divins… Nous seuls sommes divins… Le christianisme était une victoire, une plus noble disposition s'est perdue en lui — le christianisme a été jusqu'à présent le plus grand malheur de l'humanité. —
52.
Le christianisme est aussi en opposition à tout bien-être spirituel, — il ne peut utiliser que la raison malade comme raison chrétienne, il prend le parti de tout ce qui est idiot, il maudit l'« esprit », la superbia de l'esprit sain. Parce que la maladie fait partie de l'essence du christianisme, il doit aussi que l'état typiquement chrétien, « la foi », soit une forme de maladie, et que tous les chemins directs, intègres, scientifiques vers la connaissance soient rejetés par l'Église comme des voies interdites. Le doute est déjà un péché… Le manque complet de propreté psychologique chez le prêtre — se révélant dans le regard — est un effet de la décadence ; on doit observer régulièrement les femmes hystériques, d'autre part les enfants rachitiques, comme la fausseté instinctive, le plaisir de mentir pour mentir, l'incapacité à avoir des regards et des pas droits sont des expressions de décadence. « Croire » signifie ne pas vouloir savoir ce qui est vrai. Le pieux, le prêtre des deux sexes, est faux parce qu'il est malade : son instinct exige que la vérité ne triomphe à aucun point. « Ce qui rend malade est bon ; ce qui vient de l’abondance, de l’excès, de la puissance est mauvais » : ainsi ressent le croyant. L'incapacité à mentir — c’est là que je reconnais tout théologien prédestiné. — Un autre signe du théologien est son incapacité en philologie. Par philologie, je veux ici, dans un sens très général, comprendre l'art de bien lire — pouvoir lire des faits sans les falsifier par l'interprétation, sans perdre la prudence, la patience, la finesse dans la quête de compréhension. La philologie comme éphexis dans l'interprétation : qu'il s'agisse de livres, de nouvelles, de destins ou de faits météorologiques — sans parler du « salut de l'âme »… La manière dont un théologien, qu'il soit à Berlin ou à Rome, interprète un « verset » ou un événement, par exemple une victoire de l'armée nationale à la lumière des Psaumes de David, est toujours si audacieuse que tout philologue en ferait une grimace. Et que dire lorsque des pieux et autres « vaches » du Schwabenland transforment la misérable vie quotidienne et la fumée de leur existence en un « miracle de grâce », de « providence », de « révélations salvatrices » ! Un minimum de sens commun, pour ne pas dire de dignité, devrait pourtant amener ces interprètes à reconnaître l'absurdité et l'indignité d'un tel abus de l'adresse divine. Un Dieu qui guérit le rhume au bon moment ou qui nous fait monter en voiture juste avant une grande averse est un Dieu si absurde qu’on devrait le rejeter, même s'il existait. Un Dieu comme serviteur, comme facteur, comme almanach — au fond, un mot pour les plus simples des hasards… La « providence divine », comme elle est encore cru par environ un tiers des personnes en « Allemagne cultivée » aujourd'hui, serait une objection à Dieu, comme elle pourrait difficilement être pensée plus fort. Et dans tous les cas, elle est une objection contre les Allemands !
53.
— L'idée que les martyrs prouvent quelque chose pour la vérité d'une cause est si peu vraie que je voudrais nier qu'un martyr ait jamais eu quoi que ce soit à voir avec la vérité. Le ton avec lequel un martyr impose sa croyance au monde révèle déjà un degré si bas de droiture intellectuelle, une telle insensibilité à la question de la vérité, qu'il n'est jamais nécessaire de réfuter un martyr. La vérité n'est pas quelque chose que l'on possède tandis que d'autres ne l'ont pas : seuls les paysans ou les apôtres paysans à la manière de Luther peuvent penser ainsi au sujet de la vérité. On peut être certain qu'en fonction du degré de conscience dans les affaires de l'esprit, la modestie, la réserve à ce sujet, sera toujours plus grande. Savoir cinq choses et avec une main délicate refuser d'en savoir plus… La "vérité", telle que la comprend chaque prophète, chaque sectaire, chaque libre penseur, chaque socialiste, chaque clerc, est une preuve complète que même le début de la discipline mentale et de la maîtrise de soi, nécessaire pour trouver une vérité, même la plus petite, n'a pas été fait. — Les morts de martyrs, soit dit en passant, ont été un grand malheur dans l'histoire : ils ont conduit… La conclusion de tous les idiots, femmes et peuple compris, que si quelqu'un meurt pour une cause (ou que cette cause, comme le christianisme primitif, engendre des épidémies mortelles), il doit y avoir quelque chose de valable dans cette cause — cette conclusion est devenue un obstacle énorme à l'examen, à l'esprit d'examen et de prudence. Les martyrs ont nui à la vérité… Même aujourd'hui, il suffit d'une crudité de persécution pour conférer un nom honorable à une secte, aussi indifférente soit-elle en soi. — En quoi le fait que quelqu'un se sacrifie pour une cause change-t-il sa valeur ? — Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède un attrait plus séduisant : croyez-vous que nous vous donnerions l'occasion, vous, messieurs les théologiens, de faire des martyrs pour vos mensonges ? — On réfute une chose en la mettant respectueusement sur la glace — ainsi on réfute aussi les théologiens… C'était justement la stupidité historique des persécuteurs que de donner à la cause adverse l'apparence de l'honorabilité — de lui offrir le fascinateur du martyre… Les femmes sont encore aujourd'hui à genoux devant une erreur parce qu'on leur a dit que quelqu'un était mort sur la croix pour cela. La croix est-elle un argument ? — Mais sur toutes ces choses, un seul a dit le mot qu'il aurait fallu depuis des millénaires — Zarathoustra.
Ils écrivaient des signes de sang sur le chemin qu'ils empruntaient, et leur folie enseignait que l'on prouvait la vérité avec le sang.
Mais le sang est le pire témoin de la vérité ; le sang empoisonne l'enseignement le plus pur, le transformant en folie et en haine des cœurs.
Et même si quelqu'un traversait le feu pour sa doctrine — qu'est-ce que cela prouve ! Il est en réalité plus vrai que la propre doctrine provient de son propre feu.
54.
Ne vous laissez pas tromper : les grands esprits sont des sceptiques. Zarathoustra est un sceptique. La force, la liberté issue de la puissance et de l'excès du esprit se manifeste par le scepticisme. Les personnes de conviction ne sont pas considérées pour ce qui est fondamentalement de valeur ou de non-valeur. Les convictions sont des prisons. Elles ne voient pas assez loin, elles ne se voient pas elles-mêmes : mais pour pouvoir discuter de la valeur et de la non-valeur, il faut avoir vu cinq cents convictions derrière soi — se voir soi-même… Un esprit qui veut de grandes choses, qui veut aussi les moyens pour y parvenir, est nécessairement sceptique. La liberté par rapport à toutes les sortes de convictions fait partie de la force, de la capacité de voir librement… La grande passion, la base et le pouvoir de son existence, plus éclairée, plus despotique encore que lui-même, met toute son intelligence au service ; elle la rend insouciante ; elle lui donne même le courage de moyens peu honorables ; elle lui accorde parfois des convictions. La conviction en tant que moyen : on atteint beaucoup seulement par une conviction. La grande passion a besoin, consomme des convictions, elle ne se soumet pas à elles — elle se sait souveraine. — À l'inverse : le besoin de foi, de quelque chose d'absolu de oui et non, le carlylisme, si l'on veut bien me permettre ce terme, est un besoin de faiblesse. L'homme de foi, le "croyant" de toute sorte est nécessairement une personne dépendante — quelqu'un qui ne peut se voir comme une fin en soi, qui ne peut pas poser des objectifs par lui-même. Le "croyant" ne se possède pas, il peut seulement être un moyen, il doit être consommé, il a besoin de quelqu'un pour le consommer. Son instinct donne le plus grand honneur à une morale de désappropriation : tout le pousse vers elle, sa prudence, son expérience, son vanity. Toute forme de foi est elle-même une expression de désappropriation, d'aliénation de soi… On comprend aussi la conviction, la "foi", en considérant combien il est nécessaire pour la plupart des gens d'avoir un régulateur externe pour les lier et les stabiliser, comment la contrainte, dans un sens plus élevé, est l'esclavage, la seule et dernière condition sous laquelle l'homme plus faible, surtout la femme, se développe. L'homme de conviction a son soutien en elle. Ne pas voir beaucoup de choses, être intransigeant en aucun point, être entièrement partie prenante, avoir une optique stricte et nécessaire dans toutes les valeurs — c'est ce qui permet à ce genre de personne d'exister. Mais cela fait d'elle l'antithèse, l'antagoniste du véritable — de la vérité… Le croyant n'a pas la liberté d'avoir une conscience pour la question "vrai" et "faux" : être droit à cet égard serait immédiatement sa perte. La condition pathologique de son optique fait du convaincu un fanatique — Savonarole, Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon — le type opposé à l'esprit fort, à l'esprit libéré. Mais la grande attitude de ces esprits malades, ces épileptiques du concept, agit sur la grande masse — les fanatiques sont pittoresques, l'humanité préfère les gestes aux arguments…
55.
— Un pas de plus dans la psychologie de la conviction, de la « foi ». Depuis longtemps, je me suis demandé si les convictions ne sont pas des ennemis plus dangereux de la vérité que les mensonges (Humain, Trop Humain, p. <331>). Cette fois, je voudrais poser la question décisive : existe-t-il vraiment un contraste entre le mensonge et la conviction ? — Tout le monde le croit ; mais que ne croit pas tout le monde ! — Chaque conviction a son histoire, ses formes préliminaires, ses tentatives et ses erreurs : elle devient conviction après avoir longtemps été autre chose, après avoir encore plus longtemps été à peine cela. Comment, parmi ces formes embryonnaires de la conviction, ne pourrait-il pas y avoir aussi le mensonge ? — Parfois, il suffit simplement d'un changement de personne : ce qui était un mensonge chez le père devient conviction chez le fils. — Je définis le mensonge comme ne pas vouloir voir ce que l’on voit, ne pas vouloir voir les choses telles qu’elles sont : que le mensonge ait lieu en présence de témoins ou non n'a pas d'importance. Le mensonge le plus courant est celui par lequel on se ment à soi-même ; mentir aux autres est relativement un cas exceptionnel. — Or, ce ne pas vouloir voir ce qu’on voit, ce ne pas vouloir voir les choses telles qu’elles sont, est presque la première condition pour quiconque prend parti de quelque manière que ce soit : un partisan devient nécessairement menteur. L'historiographie allemande, par exemple, est convaincue que Rome était le despotisme et que les Germains ont apporté l'esprit de liberté dans le monde : quelle différence y a-t-il entre cette conviction et un mensonge ? Peut-on encore s'étonner que, par instinct, tous les partis, y compris les historiens allemands, ont de grands mots moraux à la bouche — que la morale subsiste presque parce que chaque partisan, de quelque sorte que ce soit, a besoin de la morale à chaque instant ? — « Voici notre conviction : nous l'affirmons devant le monde entier, nous vivons et mourons pour elle, — respect pour tout ce qui a des convictions ! » — J'ai même entendu cela de la bouche d'antisémites. Au contraire, messieurs ! Un antisémite ne devient pas pour autant plus honorable en mentant par principe… Les prêtres, qui sont plus raffinés en ces choses et comprennent très bien l'objection contenue dans le concept de conviction, c'est-à-dire un mensonge systématique et utile, ont hérité des Juifs la sagesse d'introduire ici le concept de « Dieu », de « volonté de Dieu », de « révélation de Dieu ». Même Kant, avec son impératif catégorique, suivait la même voie : sa raison devenait ainsi pratique. — Il y a des questions où la décision sur la vérité et le faux n’appartient pas à l’homme ; toutes les questions suprêmes, tous les problèmes suprêmes de valeur sont au-delà de la raison humaine… Comprendre les limites de la raison — c’est là la véritable philosophie… Pourquoi Dieu a-t-il donné la révélation à l’homme ? Dieu aurait-il fait quelque chose de superflu ? L’homme ne peut pas savoir par lui-même ce qui est bien ou mal, c'est pourquoi Dieu lui a enseigné sa volonté… Morale : le prêtre ne ment pas — la question de « vrai » ou « faux » dans ces choses dont les prêtres parlent ne permet pas du tout de mentir. Car pour mentir, il faudrait pouvoir décider ce qui est vrai ici. Mais l’homme ne le peut pas ; le prêtre n'est que le porte-parole de Dieu. — Un tel syllogisme de prêtre n'est pas uniquement juif et chrétien : le droit au mensonge et la sagesse de la « révélation » appartiennent au type de prêtre, aussi bien aux prêtres de la décadence qu’aux prêtres de l'antiquité païenne (— les païens sont tous ceux qui disent « oui » à la vie, pour qui « Dieu » est le mot pour le grand « oui » à toutes choses) — La « loi », la « volonté de Dieu », le « livre sacré », « l’inspiration » — tout cela ne sont que des mots pour les conditions sous lesquelles le prêtre accède au pouvoir, avec lesquels il maintient son pouvoir — ces termes se retrouvent au fond de toutes les organisations sacerdotales, de tous les systèmes de domination sacerdotaux ou philosophiques. Le « mensonge sacré » — commun à Confucius, au livre de lois de Manu, à Mahomet, à l'Église chrétienne : il ne manque pas chez Platon. « La vérité est là » : cela signifie, où que cela devienne bruyant, le prêtre ment…
56.
— En fin de compte, il s'agit de savoir à quel but on ment. Que le christianisme manque de « buts sacrés » est mon objection à ses moyens. Seuls de mauvais buts : empoisonnement, calomnie, négation de la vie, mépris du corps, dégradation et auto-dénigrement de l'homme par le concept de péché — donc, ses moyens sont aussi mauvais. — Je lis avec un sentiment opposé le livre de lois de Manu, une œuvre incomparablement spirituelle et supérieure, qui ne pourrait être comparée à la Bible que dans un souffle, ce qui serait un péché contre l'esprit. On devine immédiatement : il y a une véritable philosophie derrière et en elle, pas seulement une puante judéité de rabbinisme et de superstition — elle donne quelque chose à mordre même au psychologue le plus exigeant. Il ne faut pas oublier l'essentiel, la différence fondamentale avec toute sorte de Bible : les classes supérieures, les philosophes et les guerriers gardent leur main au-dessus de la masse ; des valeurs nobles partout, un sentiment de perfection, une affirmation de la vie, un triomphe dans le bien-être de soi et de la vie — le soleil brille sur tout le livre. — Toutes les choses dont le christianisme laisse échapper son inconcevable bassesse, comme la procréation, la femme, le mariage, sont ici traitées avec sérieux, avec respect, avec amour et confiance. Comment peut-on réellement donner un livre aux enfants et aux femmes qui contient ce mot infâme : « Pour éviter la fornication, que chacun ait sa propre femme et chaque femme son propre mari : il vaut mieux être marié que de brûler » ? Et peut-on être chrétien tant que le concept d’immaculata conceptio souille la genèse de l’homme ?… Je ne connais aucun livre où la femme soit louée avec autant de douceur et de bienveillance que dans le livre de lois de Manu ; ces vieux barbares et saints ont une manière d’être élégants envers les femmes qui est peut-être inégalée. « La bouche d’une femme — dit-on une fois — le sein d’une jeune fille, la prière d’un enfant, la fumée de l’offrande sont toujours purs ». À un autre endroit : « il n'y a rien de plus pur que la lumière du soleil, l'ombre d'une vache, l'air, l'eau, le feu et le souffle d'une jeune fille. » Un dernier passage — peut-être aussi un mensonge sacré — : « toutes les ouvertures du corps au-dessus du nombril sont pures, toutes en dessous sont impures. Seul le corps de la jeune fille est entièrement pur. »
57.
On attrape l’iniquité des moyens chrétiens en flagrant délit lorsqu’on compare le but chrétien à celui du Code de Manu, en mettant en lumière cet antagonisme de but majeur. Le critique du christianisme n’échappe pas à l’obligation de le mépriser. — Un code de lois comme celui de Manu naît, comme tout bon code de lois : il résume l’expérience, la sagesse et la morale expérimentale de longs siècles, il conclut, il ne crée plus rien. La condition préalable à une codification de ce genre est la prise de conscience que les moyens pour établir l’autorité d’une vérité acquise lentement et de manière coûteuse sont fondamentalement différents de ceux par lesquels on la démontrerait. Un code de lois ne raconte jamais l’utilité, les raisons, la casuistique dans l’histoire d’une loi : il perdrait ainsi son ton impératif, son « tu dois », la condition nécessaire pour que l’on obéisse. Le problème réside précisément là. — À un certain moment de l’évolution d’un peuple, la couche la plus prudente, c’est-à-dire la plus rétrospective et prospective, déclare l’expérience sur laquelle il faut vivre — c’est-à-dire peut vivre — comme étant achevée. Son but est de récolter le plus riche et le plus complet des fruits des temps d’expérimentation et de mauvaise expérience. Ce qu’il faut donc surtout éviter maintenant, c’est la poursuite des expériences, la persistance de l’état fluide des valeurs, l’épreuve, le choix, la critique des valeurs à l’infini. On y oppose une double barrière : d’abord la révélation, c’est-à-dire l’affirmation que la raison de ces lois n’est pas d’origine humaine, qu’elle n’a pas été recherchée et trouvée lentement et avec des erreurs, mais qu’elle est d’origine divine, entière, parfaite, sans histoire, un don, un miracle, simplement communiqué… Ensuite, la tradition, c’est-à-dire l’affirmation que la loi a déjà existé depuis des temps immémoriaux, qu’il est sacrilège, un crime contre les ancêtres, d’en douter. L’autorité de la loi se fonde sur les thèses : Dieu l’a donnée, les ancêtres l’ont vécue. — La raison plus haute d’une telle procédure réside dans l’intention de repousser pas à pas la conscience de la vie reconnue comme correcte (c’est-à-dire prouvée par une expérience énorme et rigoureusement filtrée) : de sorte que l’automatisme parfait de l’instinct soit atteint, — cette condition pour toute forme de maîtrise, pour toute forme de perfection dans l’art de vivre. Établir un code de lois à la manière de Manu signifie accorder à un peuple le droit de devenir maître, de devenir parfait, — d’ambitionner l’art suprême de vivre. Pour cela, il doit être rendu inconscient : tel est le but de chaque mensonge sacré. — L’ordre des castes, la loi suprême et dominante, est seulement la sanction d’un ordre naturel, d’une légalité naturelle de premier ordre, sur laquelle aucune arbitraire, aucune « idée moderne » n’a de pouvoir. Dans chaque société saine, se conditionnant mutuellement, apparaissent trois types physiologiquement distincts, dont chacun a sa propre hygiène, son propre royaume de travail, son propre sentiment de perfection et de maîtrise. La nature, non Manu, sépare les principalement spirituels, les principalement forts en muscles et en tempérament et les tiers qui ne se distinguent ni dans l’un ni dans l’autre, les moyens, les plus nombreux, des premiers, les élus. La caste suprême — je l’appelle les Moins Nombreux — a en tant que parfaite aussi les privilèges des Moins Nombreux : cela comprend la représentation du bonheur, de la beauté, de la bonté sur terre. Seules les personnes les plus spirituelles ont la permission d’accéder à la beauté, à ce qui est beau : seule chez elles la bonté n’est pas une faiblesse. Pulchrum est paucorum hominum : le bien est un privilège. Rien de moins leur est accordé que des manières laides ou un regard pessimiste, un œil qui défigure — ou même une indignation face à l’aspect global des choses. L’indignation est le privilège des Tschandala ; le pessimisme aussi. « Le monde est parfait — ainsi parle l’instinct des plus spirituels, l’instinct affirmatif : l’imperfection, la distance entre nous de toutes sortes, le pathos de la distance, appartient encore à cette perfection. » Les personnes les plus spirituelles, en tant que les plus fortes, trouvent leur bonheur là où d’autres trouveraient leur perte : dans le labyrinthe, dans la dureté envers soi-même et envers les autres, dans l’épreuve ; leur plaisir est la maîtrise de soi : l’ascétisme devient pour eux nature, besoin, instinct. La lourde tâche est considérée comme un privilège, jouer avec des charges qui écraseraient les autres, un soulagement… Connaissance — une forme d’ascétisme. — Ils sont la forme d’homme la plus vénérable : cela n’exclut pas qu’ils soient aussi les plus joyeux, les plus aimables. Ils règnent non pas parce qu’ils le veulent, mais parce qu’ils sont, il ne leur est pas libre d’être les seconds. — Les Seconds : ce sont les gardiens du droit, les défenseurs de l’ordre et de la sécurité, ce sont les nobles guerriers, le roi avant tout en tant que la plus haute formule de guerrier, juge et maintien de la loi. Les Seconds sont l’exécutif des plus spirituels, le plus proche d’eux, ce qui leur enlève tout le grossier dans l’art de gouverner — leur suite, leur main droite, leur meilleure élève. — Là-dedans, je le répète, rien d’arbitraire, rien de « fabriqué » ; ce qui est différent est fabriqué, — la nature est alors fléchie… L’ordre des castes, le classement, formule seulement la loi suprême de la vie elle-même, la séparation des trois types est nécessaire pour la préservation de la société, pour la possibilité des types plus élevés et les plus élevés, — l’inégalité des droits est la première condition pour qu’il y ait des droits du tout. — Un droit est un privilège. Dans son genre d’être, chacun a aussi son privilège. Ne sous-estimons pas les privilèges des moyens. La vie selon l’élévation devient toujours plus dure, — le froid augmente, la responsabilité augmente. Une haute culture est une pyramide : elle ne peut se tenir que sur un large socle, elle nécessite d’abord une moyenne solide et saine. L’artisanat, le commerce, l’agriculture, la science, la majeure partie de l’art, l’ensemble des professions en un mot, ne s’accorde que avec une moyenne dans la compétence et le désir : ce serait déplacé dans des exceptions, l’instinct correspondant contredirait à la fois l’aristocratisme et l’anarchisme. Le fait d’être un bien public, un rouage, une fonction, cela a une détermination naturelle : ce n’est pas la société, le genre de bonheur dont la plupart des gens sont seulement capables, qui en fait des machines intelligentes. Pour le moyen, être moyen est un bonheur ; la maîtrise dans un domaine, la spécialisation est un instinct naturel. Ce serait d’un esprit plus profond absolument indigne de voir en la médiocrité une objection en soi. Elle est elle-même la première nécessité pour qu’il puisse y avoir des exceptions : une haute culture est conditionnée par elle. Lorsque l’homme d’exception traite justement les moyens avec des mains plus délicates qu’il ne le fait avec lui-même et ses semblables, ce n’est pas seulement une politesse du cœur — c’est simplement son devoir… Qui déteste-je le plus parmi la racaille d’aujourd’hui ? La racaille socialiste, les apôtres des Tschandala, qui sapent l’instinct, le plaisir, le sentiment de suffisance du travailleur avec son petit être, — qui l’empoisonnent, lui enseignent la vengeance… L’injustice ne réside jamais dans les droits inégaux, elle réside dans la prétention à des droits « égaux »… Qu’est-ce qui est mauvais ? Mais je l’ai déjà dit : tout ce qui provient de la faiblesse, de l’envie, de la vengeance. — L’anarchiste et le chrétien sont d’une même origine…
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En effet, il y a une différence dans le but d’un mensonge : s’il conserve ou détruit. On peut établir une parfaite équation entre chrétien et anarchiste : leur but, leur instinct ne tend qu’à la destruction. La preuve de cette affirmation se lit dans l’histoire : elle la contient avec une clarté épouvantable. Nous venons d’apprendre une législation religieuse dont le but était de « perpétuer » une grande organisation de la société, condition suprême pour la prospérité de la vie, le christianisme a trouvé sa mission dans la destruction de cette même organisation, parce que la vie s’y épanouissait. Là où l’objectif était d’appliquer le fruit de longues périodes d’expérimentation et d’incertitude au plus grand profit et de récolter le plus possible, ici, au contraire, la récolte a été empoisonnée du jour
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En réalité, il y a une différence selon le but pour lequel on ment : est-ce pour préserver ou pour détruire ? On peut établir une équation parfaite entre chrétien et anarchiste : leur objectif, leur instinct ne visent qu'à la destruction. Ce postulat est clairement prouvé par l'histoire, qui l'illustre avec une clarté effrayante. Nous venons d'examiner une législation religieuse dont le but était de perpétuer la condition suprême pour que la vie prospère, de « pérenniser » une grande organisation de la société. Le christianisme, quant à lui, a trouvé sa mission dans la destruction de cette même organisation, précisément parce que la vie y prospérait. Là où la raison accumulée de longues périodes d'expérimentations et d'incertitudes devait être utilisée pour le bénéfice lointain de l'avenir, et où la récolte devait être aussi grande, aussi riche et aussi complète que possible, ici, au contraire, la récolte fut empoisonnée en une nuit... Ce qui se tenait comme plus durable que l'airain, l'imperium Romanum, la forme d'organisation la plus grandiose jamais atteinte dans des conditions difficiles, comparée à laquelle tout ce qui a précédé et suivi n'est que bricolage, amateurisme, — ces saints anarchistes se firent une « piété » de détruire « le monde », c'est-à-dire l'imperium Romanum, jusqu'à ce qu'il ne reste pas pierre sur pierre, — jusqu'à ce que même les Germains et d'autres rustres puissent en devenir les maîtres... Le chrétien et l'anarchiste : tous deux décadents, tous deux incapables de faire autre chose que de dissoudre, empoisonner, appauvrir, sucer le sang, tous deux avec l'instinct d'une haine mortelle contre tout ce qui est stable, tout ce qui se tient grand, tout ce qui dure, tout ce qui promet un avenir à la vie... Le christianisme a été le vampire de l'imperium Romanum, — il a défait l'énorme œuvre des Romains, qui avaient conquis le sol pour une grande culture, celle qui avait le temps, en une nuit. — Ne comprend-on toujours pas ? L'imperium Romanum, tel que nous le connaissons, que l'histoire des provinces romaines nous enseigne toujours mieux, ce chef-d'œuvre d'un grand style, n'était qu'un début, sa construction était destinée à durer des millénaires, — il n'a jamais été construit, ni même rêvé, dans le même sens, sub specie aeterni ! — Cette organisation était assez solide pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien changer dans de telles affaires, — premier principe de toute grande architecture. Mais elle n'était pas assez solide contre la corruption la plus corrompue, contre le chrétien... Ce ver rampant en secret, qui s'approchait de chaque individu dans la nuit, le brouillard et l'ambiguïté, et qui suçait de chacun le sérieux pour les choses réelles, l'instinct même pour les réalités, cette bande lâche, féminine et sirupeuse a peu à peu aliéné les « âmes » de cette immense structure, — ces natures précieuses, ces natures nobles et masculines qui voyaient dans la cause de Rome leur propre cause, leur propre sérieux, leur propre fierté. La sournoiserie des bigots, le secret des conventicules, des concepts sombres comme l'enfer, le sacrifice de l'innocent, l'unio mystica dans la consommation de sang, avant tout le feu lentement attisé de la vengeance, la vengeance des Tschandalas — tout cela triompha de Rome, la même sorte de religion contre laquelle Épicure avait déjà mené une guerre en raison de sa forme préexistante. Lisez Lucrèce pour comprendre ce qu'Épicure combattait, non pas le paganisme, mais le « christianisme », c'est-à-dire la corruption des âmes par le concept de culpabilité, de punition et d'immortalité. — Il combattait les cultes souterrains, tout le christianisme latent, — nier l'immortalité était déjà une véritable libération. — Et Épicure aurait triomphé, chaque esprit respectable dans l'empire romain était épicurien : puis vint Paul... Paul, la haine du Tschandala incarnée en chair, en génie, contre Rome, contre « le monde », le Juif, le Juif éternel par excellence... Ce qu'il devina, c'était comment, avec l'aide du petit mouvement sectaire des chrétiens en marge du judaïsme, il pouvait déclencher un « incendie mondial », comment, avec le symbole « Dieu en croix », il pouvait additionner toutes les forces inférieures, toutes les forces secrètement subversives, tout l'héritage des manœuvres anarchistes dans l'empire, en une puissance immense. « Le salut vient des Juifs ». — Le christianisme comme formule pour surpasser et réunir les cultes souterrains de toutes sortes, ceux d'Osiris, de la grande Mère, de Mithra, par exemple : c'est là que réside le génie de Paul. Son instinct était si sûr qu'il plaça sans ménagement les idées par lesquelles ces religions de Tschandala fascinaient dans la bouche de son « Sauveur », et pas seulement dans sa bouche — il en fit quelque chose que même un prêtre de Mithra pouvait comprendre... Ce fut son moment de Damas : il comprit qu'il avait besoin de la croyance en l'immortalité pour dévaloriser « le monde », que le concept de « l'enfer » dominerait Rome, — que l'on pouvait tuer la vie avec l'« au-delà »... Nihiliste et chrétien : cela rime, et cela ne rime pas seulement...
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Tout le travail du monde antique, en vain : je n'ai pas de mot pour exprimer ce que je ressens devant quelque chose d'aussi colossal. — Et en considérant que leur travail n'était qu'une préparation, que le fondement d'une œuvre de milliers d'années venait tout juste d'être posé avec une confiance en soi granitique, tout le sens du monde antique, en vain !... À quoi bon les Grecs ? À quoi bon les Romains ? — Toutes les conditions préalables à une culture savante, toutes les méthodes scientifiques étaient déjà là, on avait déjà établi l'art grandiose, incomparable de bien lire — cette condition préalable à la transmission de la culture, à l'unité de la science ; la science de la nature, alliée aux mathématiques et à la mécanique, était en excellente voie, — le sens des faits, le dernier et le plus précieux des sens, avait ses écoles, sa tradition vieille de plusieurs siècles ! Comprend-on cela ? Tout l'essentiel avait été trouvé pour pouvoir commencer le travail : — les méthodes, il faut le répéter dix fois, sont l'essentiel, aussi bien que ce qui est le plus difficile, ce qui est le plus longtemps combattu par les habitudes et la paresse. Ce que nous avons aujourd'hui, avec une domination de soi indicible — car nous avons tous encore, d'une manière ou d'une autre, ces mauvais instincts, ces instincts chrétiens dans le corps —, reconquis, le regard libre sur la réalité, la main précautionneuse, la patience et le sérieux dans les plus petits détails, toute la probité de la connaissance — elle existait déjà ! il y a plus de deux millénaires déjà ! Et, en plus, le bon goût, le goût subtil ! Pas comme une discipline cérébrale ! Pas comme une « culture » allemande avec des manières de rustres ! Mais comme corps, comme geste, comme instinct, — comme réalité, en un mot... Tout cela en vain ! En une nuit, réduit à n'être plus qu'un souvenir ! — Grecs ! Romains ! La noblesse de l'instinct, le goût, la recherche méthodique, le génie de l'organisation et de l'administration, la foi, la volonté pour l'avenir de l'humanité, le grand Oui à toutes choses devenu visible, visible à tous les sens, en tant qu'imperium Romanum, le grand style devenu non plus seulement art, mais réalité, vérité, vie... — Et non pas enseveli en une nuit par un événement naturel ! Non pas piétiné par des Germains et d'autres lourdauds ! Mais humilié par des vampires rusés, cachés, invisibles et anémiques ! Non pas vaincu, — seulement vidé de son sang !... La rancune cachée, la petite jalousie devenue maîtresse ! Tout ce qui est misérable, souffrant par nature, en proie à de mauvais sentiments, tout le ghetto de l'âme soudain au sommet ! — — Lisez n'importe quel agitateur chrétien, Augustin le saint par exemple, pour comprendre, pour sentir quels individus impurs sont ainsi arrivés au sommet. On se tromperait totalement si l'on supposait quelque manque d'intelligence chez les leaders du mouvement chrétien : — oh, ils sont intelligents, intelligents jusqu'à la sainteté, ces messieurs les Pères de l'Église ! Ce qui leur manque, c'est tout autre chose. La nature les a négligés, — elle a oublié de leur donner une modeste dot de quelques instincts respectables, décents, propres... Entre nous, ce ne sont même pas des hommes... Si l'Islam méprise le christianisme, il a mille fois raison : l'Islam présuppose des hommes...
60.
Le christianisme nous a privés de la récolte de la culture antique, il nous a plus tard privés de celle de la culture islamique. Le monde culturel maure merveilleux de l'Espagne, en réalité plus proche de nous, parlant davantage à notre sensibilité et à notre goût que Rome et la Grèce, fut piétiné — je ne dis pas par quels pieds — pourquoi ? Parce qu'il était noble, parce qu'il devait son existence à des instincts virils, parce qu'il disait Oui à la vie, même dans les raretés et les raffinements exquis de la vie maure !... Les croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi il aurait été plus approprié de s'incliner jusqu'à terre, — une culture devant laquelle même notre XIXe siècle semblerait bien pauvre, bien « tardif ». — Évidemment, ils voulaient du butin : l'Orient était riche... Soyons francs ! Les croisades — c'était la piraterie à un niveau supérieur, rien de plus ! — La noblesse allemande, une noblesse de Vikings en réalité, était dans son élément : l'Église savait très bien comment obtenir l'allégeance de la noblesse allemande... La noblesse allemande, toujours les « mercenaires » de l'Église, toujours au service des pires instincts de l'Église, — mais bien payée... Que l'Église ait mené à bien sa guerre d'anéantissement contre tout ce qui est noble sur terre, précisément avec l'aide des épées, du sang et du courage allemands ! Il y a ici beaucoup de questions douloureuses. La noblesse allemande est presque absente de l'histoire de la haute culture : on en devine la raison... Christianisme, alcool — les deux grands moyens de la corruption... Il ne devrait en réalité y avoir aucun choix, face à l'Islam et au christianisme, pas plus qu'entre un Arabe et un Juif. La décision est prise, personne n'a le choix ici. Soit on est un Tschandala, soit on ne l'est pas... « Guerre avec Rome à mort ! Paix, amitié avec l'Islam » : ainsi ressentait, ainsi agissait ce grand esprit libre, le génie parmi les empereurs allemands, Frédéric II. Comment ? Un Allemand doit-il être d'abord un génie, d'abord un esprit libre, pour ressentir correctement ? — Je ne comprends pas comment un Allemand a jamais pu ressentir chrétiennement...
61.
Il est nécessaire d'aborder ici un rappel encore cent fois plus pénible pour les Allemands. Les Allemands ont privé l'Europe de la dernière grande récolte culturelle qu'elle avait à offrir : celle de la Renaissance. Comprend-on enfin, veut-on comprendre ce qu'était la Renaissance ? La réévaluation des valeurs chrétiennes, la tentative, par tous les moyens, avec tous les instincts, avec tout le génie, de porter les valeurs contre-révolutionnaires, les valeurs nobles, à la victoire… Il n'y a eu jusqu'à présent qu'une grande guerre, il n'y a jamais eu de question plus décisive que celle de la Renaissance — ma question est sa question — : il n'y a jamais eu de forme d'attaque plus fondamentale, plus directe, plus strictement menée de front et au centre ! Attaquer au point décisif, au siège même du christianisme, amener ici les valeurs nobles sur le trône, c'est-à-dire dans les instincts, dans les besoins et désirs les plus profonds de ceux qui siègent là… Je vois devant moi une possibilité d'un charme et d'une beauté presque surnaturels : il me semble qu'elle resplendit de toute la sophistication d'une beauté raffinée, qu'un art divin, diaboliquement divin, y est à l'œuvre, qu'on aurait cherché en vain pendant des millénaires une autre telle possibilité ; je vois un spectacle si ingénieux, si merveilleusement paradoxal à la fois, que toutes les divinités de l'Olympe auraient eu l'occasion de rire d'un rire immortel — Cesare Borgia comme pape… Me comprend-on ?… Eh bien, ce aurait été la victoire que je réclame aujourd'hui — : cela aurait signifié la fin du christianisme ! — Que s'est-il passé ? Un moine allemand, Luther, est venu à Rome. Ce moine, avec tous les instincts vengeurs d'un prêtre frustré, s'est indigné à Rome contre la Renaissance… Au lieu de comprendre avec une profonde gratitude l'énormité de ce qui s'était produit, la surmontée du christianisme à son siège —, il a tiré de ce spectacle uniquement sa nourriture pour sa haine. Un homme religieux pense seulement à lui-même. — Luther voyait la corruption du papisme, alors que justement le contraire était palpable : l'ancienne corruption, le peccatum originale, le christianisme n'était plus sur le trône du pape ! Mais la vie ! Mais le triomphe de la vie ! Mais le grand Oui à toutes les choses élevées, belles, audacieuses !… Et Luther a restauré l'Église : il l'a attaquée… La Renaissance — un événement sans sens, un grand échec ! — Ah, ces Allemands, ce qu'ils nous ont coûté ! En vain — c'était toujours le travail des Allemands. — La Réforme ; Leibniz ; Kant et la soi-disant philosophie allemande ; les guerres de libération ; le Reich — à chaque fois un échec pour quelque chose qui était déjà là, pour quelque chose d'irréversible… Ce sont mes ennemis, je le confesse, ces Allemands : je méprise en eux toute forme d'impureté conceptuelle et de valeurs, toute lâcheté face à tout Oui et Non juste. Depuis presque un millénaire, ils ont tout embrouillé et confondu, tout ce qu'ils ont touché, ils ont sur la conscience toutes les demi-mesures — les trois-quarts de mesures ! — dont l'Europe est malade, — ils ont aussi sur la conscience la forme la plus impure de christianisme, la plus incurable, la plus irréfutable, le protestantisme… Si le christianisme n'en finit pas, les Allemands en seront responsables…
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— Je conclus ici et énonce mon jugement. Je condamne le christianisme, j'élève contre l'Église chrétienne l'accusation la plus terrible que n'importe quel accusateur ait jamais formulée. Elle est pour moi la plus haute des corruptions imaginables, elle a eu la volonté de la dernière corruption encore possible. L'Église chrétienne n'a laissé aucune corruption intacte, elle a transformé chaque valeur en non-valeur, chaque vérité en mensonge, chaque honnêteté en vilenie d'âme. Ose-t-on encore me parler de ses « bienfaits humanitaires » ! Éradiquer une situation de détresse allait contre son utilité la plus profonde — elle vivait des situations de détresse, elle en créait pour se perpétuer… Le ver de la péché, par exemple : avec ce malheur, l'Église a d'abord enrichi l'humanité ! — La « égalité des âmes devant Dieu », ce faux, ce prétexte pour les rancunes de tous les esprits mesquins, ce dynamite conceptuel devenu enfin une révolution, une idée moderne et un principe de déclin de tout ordre social — c'est de la dynamite chrétienne… Les « bienfaits humanitaires » du christianisme ! De l'humanitas une contradiction, un art de l'auto-dégradation, une volonté de mentir à tout prix, une aversion, un mépris de tous les bons et justes instincts ! — Voilà les bienfaits du christianisme ! — Le parasitisme comme seule pratique de l'Église ; avec son idéal de pâleur, de « sainteté », buvant chaque sang, chaque amour, chaque espoir de vie ; l'au-delà comme volonté de nier toute réalité ; la croix comme signe de reconnaissance pour la plus souterraine des conspirations, la plus cachée, contre la santé, la beauté, le bien-être, le courage, l'esprit, la bonté de l'âme, contre la vie elle-même…
Je veux écrire cette accusation éternelle du christianisme sur tous les murs où il y a des murs — j'ai des lettres pour rendre les aveugles voyants aussi… Je qualifie le christianisme de grande malédiction, de grande corruption intérieure, de grand instinct de vengeance, pour lequel aucun moyen n'est trop venimeux, secret, souterrain ou petit — je l'appelle la grande tache immortelle de l'humanité…
Et l'on compte le temps depuis ce nefastus, ce malheur, ce jour où cela a commencé — depuis le premier jour du christianisme ! — Pourquoi ne pas compter plutôt depuis son dernier ? — Depuis aujourd'hui ? — Réévaluation de toutes les valeurs !...
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Lois contre le christianisme
Donnée le jour du salut, le premier jour de l’année Un (— le 30 septembre 1888 du calendrier erroné)
Guerre à mort contre le vice : le vice est le christianisme.
Premier article. — Toute forme de déviance est vicieuse. La forme la plus vicieuse de l'humanité est le prêtre : il enseigne la déviance. On n'a pas de raisons contre le prêtre, on a la prison.
Deuxième article. — Toute participation à un service religieux est un attentat contre la moralité publique. Il faut être plus sévère envers les protestants qu’envers les catholiques, plus sévère envers les protestants libéraux qu’envers les croyants stricts. Le caractère criminel du christianisme augmente à mesure que l'on s'approche de la science. Le criminel parmi les criminels est donc le philosophe.
Troisième article. — Le lieu maudit où le christianisme a couvé ses œufs de basilic doit être rasé et devenir un lieu de détestation pour toutes les générations futures. On devrait y élever des serpents venimeux.
Quatrième article. — Le prêche de la chasteté est une incitation publique à la déviance. Tout mépris de la vie sexuelle, toute souillure de celle-ci par le terme « impur » est le véritable péché contre le saint esprit de la vie.
Cinquième article. — Manger à la même table qu’un prêtre est un acte de réprobation : on s’excommunie ainsi de la société vertueuse. Le prêtre est notre Tschandala, — il faut le mépriser, le laisser mourir de faim, le pousser vers toutes sortes de déserts.
Sixième article. — Il faut appeler l’histoire « sainte » par le nom qu'elle mérite, c’est-à-dire histoire maudite ; les mots « Dieu », « Sauveur », « Rédempteur », « Saint » doivent être utilisés comme des insultes, comme des signes de criminalité.
Septième article. — La suite découle de cela.
L'Antéchrist