La Philosophie à Paris

MARTIN HEIDEGGER / Le grand entretien de 1969

12 Août 2020, 15:50pm

Publié par La Philosophie

1969 - Grand entretien avec Martin Heidegger
Par Jean-Michel Palmier et Frédéric de Towarnicki (en 1969),
Grand entretien avec Martin Heidegger. L'Express du 20 octobre 1969.
Grand entretien avec Martin Heidegger. L'Express du 20 octobre 1969.L'Express

L'Express a eu le privilège de rencontrer le penseur allemand et de l'interroger longuement sur sa postérité.

Dans L'Express du 20 octobre 1969 

Martin Heidegger vient de fêter son 80e anniversaire. Il est à la fois illustre et inconnu. Illustre, parmi tous ceux qui, à travers le monde, ont eu le goût, la faculté et le loisir de s'intéresser à la philosophie et de pénétrer une oeuvre d'une rare difficulté. On mesurera son empreinte sur la pensée de ce temps en sachant que plus de 3000 travaux lui ont déjà été consacrés. Inconnu, il l'est demeuré de cette part immense que constituent tous ceux qui n'ont pas pu, ni en France ni ailleurs, accéder à l'enseignement de la philosophie, ni même à son langage. En publiant l'entretien que Martin Heidegger a bien voulu accorder, bien qu'il vive à l'écart de toute vie publique, à notre collaborateur Frédéric de Towarnicki, accompagné de Jean-Michel Palmier (auteur des Ecrits politiques de Heidegger), L'Express ne prétend pas vulgariser le contenu d'une oeuvre immense. Mais apporter un document très rare, et non rébarbatif, sur la pensée de l'homme qui fut sans doute le premier à élever la technique au rang d'une question philosophique essentielle. On le considère souvent comme l'un des penseurs de "l'ère planétaire, caractérisée par le règne mondial de la technique". Une bonne part de son oeuvre est une interrogation passionnée sur le monde moderne. Né à Messkirch, Martin Heidegger n'a jamais quitté la Forêt-Noire. C'est à l'université de Fribourg qu'il enseigna toute sa vie. C'est à Fribourg qu'il travaille encore aujourd'hui. Il fut élu recteur de cette université en 1933, date où se situe l'épisode tragique qui a assombri sa vie. Pendant quelques mois, il crut sincèrement que le "parti national-socialiste ouvrier allemand" allait réduire et transformer la misère de l'Allemagne. La désillusion fut rapide et totale. Nombreux sont ceux qui, jamais, ne lui pardonnèrent son erreur, tandis que d'autres se sont attachés à rétablir les faits. A l'hommage collectif qui lui fut offert en Allemagne pour son 70e anniversaire, des physiciens tels que Werner Heisenberg ou Carl Friedrich von Weizsäcker se sont joints. Admiré ou détesté, souvent redouté, voici Martin Heidegger, à 80 ans, dans sa retraite, "solitaire, mais pas forcément aigri". 

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L'Express : On vous considère, Monsieur, comme le dernier philosophe de la tradition occidentale, celui qui achève cette tradition, et aussi comme celui qui a tenté d'ouvrir une autre manière de questionner. Aujourd'hui, la crise de l'Université s'accompagne d'une suspicion grandissante quant au sens même de la philosophie. Pour beaucoup, celle-ci n'a plus de raison d'être, elle est devenue inutile...  

 

Martin Heidegger : Mais c'est ce que j'ai toujours pensé moi-même. Dans mon cours "Introduction à la métaphysique" de 1935, je l'avais déjà affirmé : la philosophie est toujours intempestive. C'est une folie.  

Une folie ?  

 
 

La philosophie est essentiellement intempestive parce qu'elle appartient à ces rares choses dont le destin est de ne jamais pouvoir rencontrer de résonances immédiates.  

Que représente donc la philosophie ? 

C'est une des rares possibilités de l'existence qui soit autonome et créatrice. Sa tâche originelle est de rendre les choses plus lourdes, plus difficiles.  

 
 

Peut-elle alors, selon vous, jouer un rôle dans la transformation du monde, comme le voulait Karl Marx ?  

La philosophie ne peut jamais d'une façon immédiate apporter les forces ou créer les formes d'action et les conditions qui suscitent une action historique.  

 

Mais, alors, quel est son sens ?  

Ce n'est pas un "savoir" que l'on puisse acquérir et utiliser directement. Elle ne concerne jamais qu'un nombre restreint d'hommes. Elle ne peut être appréciée par des critères communs. On ne peut rien en faire : c'est elle qui fait quelque chose de nous si l'on s'y engage.  

Pouvez-vous préciser ce que vous voulez dire ?  

Au cours de leur développement historique, les peuples se posent toujours beaucoup de questions. Mais c'est cette seule question : "Pourquoi y a-t-il de l'étant et non pas rien ? Qui a décidé de tout le destin du monde occidental : à travers les réponses qui y furent données par les présocratiques, voilà deux mille cinq cents ans. Et pourtant, aujourd'hui, le sens de cette question n'inquiète plus personne. 

Vous affirmez volontiers qu'être attentif à l'essence du monde présent, c'est méditer les sentences des penseurs pré-socratiques : Parménide, Héraclite...  

Oui, mais aujourd'hui, en Allemagne ou ailleurs, on ne les lit plus guère.  

Quel lien nous unit, selon vous, à ces penseurs si lointains ? 

Dans mon cours "Introduction à la métaphysique", j'ai montré pourquoi toutes les questions de la philosophie commençaient avec eux. C'est dans leurs sentences poétiques qu'a pris naissance le monde occidental.  

Et la technique moderne ? 

J'ai écrit que la technique moderne, bien qu'étant complètement étrangère à l'Antiquité, y trouve son origine essentielle.  

Est-il vrai que depuis 1907, sans aucune exception, vous lisez pendant une heure au moins les penseurs et les poètes grecs : Homère, Pindare, Empédocle, Sophocle, Thucydide ? 

Tous les jours. Sauf pendant les années de la guerre.  

Pensez-vous qu'il faille retourner aux sources de la pensée grecque ?  

Retourner ? Une renaissance moderne de l'Antiquité ? Ce serait absurde, et d'ailleurs impossible. La pensée grecque ne peut être qu'un point de départ. Le rapport des penseurs grecs à notre monde moderne n'a jamais été aussi présent.  

Cette réticence à interroger la tradition ne tient-elle pas aux nécessités du monde moderne ?  

Quelles nécessités ?  

En particulier, cette opposition radicale qui, depuis Marx, sépare une vision théorétique du monde d'une vision pratique qui veut, elle, le transformer. 

La onzième thèse de Marx sur Feuerbach (1) ? Aujourd'hui, l'action seule ne changera pas l'état du monde sans l'interpréter auparavant. 

Mais, à présent, on interroge plus volontiers Marx, Freud, ou encore Marcuse, que Parménide et Héraclite.  

C'est ce que je dis. 

C'est ce lien entre la métaphysique des Grecs et la technique moderne que vous vouliez souligner en disant qu'en quelque sorte la bombe atomique avait commencé d'exploser dans le poème de Parménide, voilà deux mille cinq cents ans ?  

Oui, mais il faut se méfier des formules privées de leur contexte. Je pense, en effet, que c'est dans le poème de Parménide, et l'interrogation qu'il instaure, que s'est mise en marche la possibilité de la science future. Mais le danger de la formule serait de faire croire qu'il s'est agi là d'un processus inéluctable, d'une nécessité fatale de type hégélien.  

L'Histoire aurait pu prendre un autre cours ? 

Comment savoir ? Pour moi, rien n'est fatal. L'Histoire n'obéit pas à un déterminisme de type marxiste. Pas plus que la philosophie ou la politique. Les physiciens qui ont cherché les lois de la fission nucléaire n'ont pas voulu fabriquer la bombe atomique. Et, pourtant, c'est ce qu'ils ont fait.  

Est-il vrai que vous ayez dit, en parlant de votre ouvrage Etre et temps : C'est un livre dans lequel j'ai voulu trop vite aller trop loin" ?  

Je l'ai dit. Ce n'est pas que j'en sache tellement plus aujourd'hui. Mais ce que je mets en question à présent, je ne pouvais le faire à l'époque, c'est-à-dire aborder la question de l'essence de la technique, son sens dans le monde moderne. En somme, il m'a fallu trente années de plus.  

On vous représente parfois comme un contempteur de la technique et du monde moderne.  

C'est absurde. Ce qui importe, c'est l'avenir.  

Vous êtes le premier à avoir parlé d' "ère de la technique planétaire". Qu'entendez-vous par là ? 

L'ère planétaire, l'ère atomique sont des expressions qui désignent l'aube des temps qui sont en train d'advenir. Nul ne peut prévoir ce qu'ils seront. Nul ne sait alors ce que sera la pensée.  

L'époque de la technique planétaire marque-t-elle la fin de la métaphysique ?  

Non. Elle n'est que son accomplissement. Sans Descartes, le monde moderne eût été impossible.  

Comment posez-vous le problème de la technique ? 

Tant qu'on se contente de maudire la technique ou de la glorifier, on ne parvient jamais à saisir ce qu'elle est. Il faut la questionner.  

Que veut dire "questionner la technique" ?  

Questionner, comme je l'ai dit, c'est travailler à un chemin, le construire. Questionner l'essence de la technique, c'est préparer un libre rapport à elle. La technique, ce n'est pas la même chose que l' "essence" de la technique.  

Qu'entendez-vous par "essence" ? 

L'essence d'un arbre n'est pas un arbre qu'on puisse rencontrer parmi les autres arbres.  

Et si nous ne pensons pas cette essence de la technique ?  

Alors, nous lui serons enchaînés et privés de liberté, que nous l'affirmions avec passion ou que nous la niions. Car la technique n'est pas quelque chose de neutre. C'est justement lorsqu'on imagine qu'elle est neutre que nous lui sommes livrés pour le pire.  

Selon vous, le monde moderne n'a pas encore "pensé" la technique ? 

J'ai écrit dans une conférence : "A force de technique, nous ne percevons pas encore l'être essentiel de la technique, comme à force d'esthétique, nous ne préservons plus l'être essentiel de l'art".  

La technique est-elle pour l'homme le suprême danger ? 

Vous connaissez la parole de Hölderlin : "Mais là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve."  

Vous parlez de Hölderlin comme du "poète du temps de détresse" mais Nietzsche, selon vous, n'appartient-il pas à ce temps ? 

Nietzsche est sans doute le dernier grand penseur de la métaphysique occidentale.  

Pourquoi le dernier ?  

Nietzsche a posé la question fondamentale des temps modernes lorsqu'il s'est interrogé sur le Surhomme. Il a reconnu la venue du temps où l'homme s'apprête à étendre sa domination sur toute la Terre, et il se demande s'il est digne d'une telle mission, ou si son essence ne doit pas être elle-même transformée. A cette question, Nietzsche a répondu : "L'homme est quelque chose qui doit se dépasser, devenir le Surhomme." 

Cette pensée de Nietzsche n'a-t-elle pas été la plus défigurée de toute la philosophie ?  

Dans un cours sur Nietzsche j'ai écrit que toute pensée essentielle traverse intacte la foule de ses détracteurs.  

Notre époque vous paraît-elle particulièrement importante ?  

Nietzsche écrivait, en 1886 : "Nous jouons la carte vérité... L'humanité en mourra peut-être. Eh bien, soit !"  

Comment concevez-vous le rapport de la philosophie et de la science ?  

C'est une question très difficile. La science est en train d'étendre sa puissance à la Terre entière. Mais la science ne pense pas. Car sa démarche et ses moyens sont tels qu'elle ne peut pas penser.  

C'est un défaut ?  

Non, un avantage. Ce n'est qu'en tant qu'elle ne pense pas que la science peut s'établir et progresser dans ses domaines de recherches.  

Mais pourtant, aujourd'hui, on tend à identifier la pensée elle-même à la science.  

Ce n'est que lorsque l'abîme qui sépare la science de la pensée est enfin reconnu que la relation de la science et de la pensée devient authentique.  

Vous dites : "La science ne pense pas." N'est-ce pas une affirmation choquante ?  

Certes, mais la science ne peut rien sans la pensée. Et comme je l'ai répété dans mon enseignement : la chose la plus importante à notre époque, c'est que nous ne pensons pas encore vraiment. 

Que voulez-vous dire ? 

Peut-être que, depuis des siècles, l'homme a trop agi et pensé trop peu. Dans un monde qui nous donne toujours davantage à penser, la pensée n'existe toujours pas. 

L'opposition qui existe actuellement entre - théorie - et - pratique -, ou plutôt - praxis vous semble-t-elle définitive ? 

Qui sait ce qu'est réellement la "praxis", la pratique ? Aujourd'hui, on la confond trop souvent avec des recettes. Pour les Grecs, c'était la théorie elle-même qui était la plus haute "praxis".  

Où vous situez-vous dans le temps ? Très en avance ?  

Ou peut-être très loin en arrière dans le passé... "Le plus ancien de la pensée est derrière nous et cependant survient." Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l'Etre.  

Un quart de siècle nous sépare aujourd'hui de la parution de votre oeuvre principale : Sein und Zeit Etre et temps .. Pensez-vous être mieux compris ?  

Je ne sais pas. Je n'ai pas suivi tous les travaux qu'on a écrits sur moi. Aux Etats-Unis, on prépare une édition complète de mon oeuvre. Mais j'ai parfois du mal à reconnaître ma pensée dans certaines interprétations américaines.  

On parle peu de vous en Allemagne, mais on peut constater que vous y conservez une influence considérable. On la retrouve dans beaucoup de recherches, mais on ne vous cite guère. 

Tant mieux, et peu importe. Mon frère m'a fait rire. Il appelle cela de la kleptomanie.  

Dans une bibliographie parue en 1945 et où l'on cite plus de 820 travaux consacrés à votre pensée, l'éditeur croit pouvoir prédire que l'intérêt que votre oeuvre suscite faiblit nettement dans le monde.  

Oui, et ce qui est drôle, c'est que les textes consacrés à mes travaux ont triplé depuis. On m'a dit qu'ils dépassent même, je crois, le chiffre de 3 000.  

Avez-vous suivi les recherches de votre ancien étudiant Herbert Marcuse ?  

Marcuse a préparé à Fribourg, sous ma direction, sa thèse sur Hegel en 1932. C'est un très bon travail. Par la suite, je n'ai pas suivi toutes ses recherches. J'ai lu L'Homme unidimensionnel. 

Certains ont cru trouver des rapports entre les questions de Marcuse et votre problématique.  

Ce n'est pas impossible.  

Marcuse reconnaît, par exemple, que la technique moderne n'est pas une simple accumulation de machines, mais un ordre planétaire. Que l'homme y est actuellement livré bien plus qu'il ne le domine en réalité.  

Je l'ai fréquemment écrit.  

Et la question que Marcuse pose est celle du destin de l'homme au sein de cette domination. La technique est pour lui une forme d'existence mondiale qui fait de toute vie un asservissement au labeur.  

Oui, cela c'est du Heidegger. J'ai écrit, dans le même sens, que le totalitarisme n'était pas une simple forme de gouvernement, mais bien plus la conséquence de cette domination effrénée de la technique. L'homme est aujourd'hui livré au vertige de ses fabrications. 

Pensez-vous que Marcuse a développé en somme, dans une perspective révolutionnaire, ce que vous pensez vous-même de cette domination de la technique planétaire ?  

Sans doute. Mais ne faut-il pas poser aussi la question de l'essence de la technique ?  

Une rencontre de Marx et de Heidegger est-elle possible ? 

Sur le terrain même de ma problématique, je ne pense pas. La question de l'Etre n'est pas la question de Marx. Cela ne veut pas dire que l'ouvre de Marx soit moins importante que celle de Hegel, ou étrangère à la métaphysique. L'Etre est pensé par Marx comme Nature qu'il s'agit de dominer, de maîtriser. Marx demeure le plus grand des hégéliens.  

Lisez-vous toujours Marx ?  

Je relisais récemment ses écrits de jeunesse. J'ai d'ailleurs suivi les travaux de mon élève Landshut, qui les publia en 1932. J'avais l'intention de faire sur ces textes, l'été dernier, un séminaire privé avec des professeurs des démocraties populaires qui m'en avaient fait la demande. 

Et Freud ?  

La psychanalyse est une discipline très importante. J'y crois surtout comme thérapeutique. Mais ses positions philosophiques sont intenables. 

Pourquoi ?  

Parce qu'elles biologisent l'essence de l'homme. Relisez Au-delà du principe de plaisir, de Freud.  

Aujourd'hui, c'est la pratique qui semble intéresser les hommes, beaucoup plus qu'une méditation sur l'essence de l'homme. 

Je le sais bien.  

Encore une fois, pensez-vous qu'entre le marxisme et votre philosophie, des "points de rencontre" puissent s'effectuer dans l'avenir ?  

Peut-être, pourquoi pas ? Mais je ne saurais dire encore comment. J'ai reçu des lettres et même des visites d'intellectuels des pays socialistes : tchèques, polonais, yougoslaves, russes...  

Vous avez dit une fois : "En ce qui concerne l'avenir, je mets plus d'espoir dans le socialisme que dans l'américanisme". Le pensez-vous toujours ? 

Certainement.  

On vous a demandé un jour si vous écririez une - Ethique -, une doctrine de l'action ?  

Une "Ethique" ? Qui peut se permettre aujourd'hui, et au nom de quelle autorité, d'en proposer une au monde ?  

Vous avez écrit : "L'être humain est sa propre possibilité". Thème développé par Jean-Paul Sartre dans L'Etre et le néant. 

Souvent, Sartre a interprété ma pensée dans un sens marxiste. L'homme est sa propre possibilité, mais il ne peut pas se "produire" lui-même. 

On vous reproche parfois la distance que vous semblez prendre par rapport aux événements de l'histoire mondiale.  

La pensée est toujours un peu solitude. Dès qu'on l'engage, elle peut dévier. J'en sais quelque chose. Je l'ai appris en 1933 lors de mon rectorat, dans un moment tragique de l'histoire allemande. Je me suis trompé. Un philosophe engagé est-il encore philosophe ? La manière dont la philosophie agit réellement sur les hommes et sur l'Histoire, le philosophe lui-même qu'en sait-il ? La philosophie ne se laisse pas organiser.  

On a parlé souvent d'une influence qu'aurait exercée sur vous - et en particulier sur la genèse d' Etre et temps - l'oeuvre du marxiste hongrois György Lukacs. 

Je crois que Lukacs ne m'aime pas beaucoup...  

On a pourtant fait à Paris des cours sur le thème "Heidegger et Lukacs, points de convergence et de divergence." 

Je suis étonné. Et cela me donne envie de sourire. Dans un numéro de Der Spiegel de mars 1966, Lukacs me traitait de philosophe fasciste. Je ne me souviens d'ailleurs pas avoir lu Lukacs avant d'écrire Etre et temps. Non, je ne l'ai pas lu.  

Et lui, à cette époque, vous a-t-il lu ?  

Ça, je ne le sais pas. 

Avez-vous été souvent attaqué ? 

Très peu, hélas ! d'une manière philosophique. De toutes ces attaques, je me demande d'ailleurs s'il reste un seul travail qui compte. Et vous connaissez la parole de Valéry : "Quand on ne peut pas attaquer une pensée, on attaque le penseur."  

Ces controverses se poursuivent-elles encore ?  

Elles ne s'éteindront qu'à ma mort. Après tout, Heidegger n'a aucune importance. L'avenir, c'est l'équipe de recherches. Sait-on, par exemple, le nom des artisans des cathédrales ? Mais personne aujourd'hui ne lirait un de mes livres s'il n'était signé Heidegger. La plupart des gens croient, d'ailleurs, que je suis mort. Des malentendus, il y en a beaucoup. On a même écrit que j'avais rédigé Qu'est-ce que la métaphysique en faisant du ski dans la Forêt-Noire !  

Ces malentendus vous gênent-ils ?  

J'ai l'impression que c'est Heidegger qui gêne.  

Que voulez-vous dire ? 

L'essentiel, c'est que mon travail, s'il a quelque importance, fasse son chemin. On ne saura même plus mon nom. C'est ce qui est valable dans ma pensée qui portera ou non dans l'avenir. 

Tout au long de votre vie, vous n'avez posé qu'une seule question : celle de l'Etre. Une telle question vous semble-t-elle aujourd'hui aussi primordiale ?  

Oui, elle garde tout son sens.  

Cette question de l'Etre a décidé de tout votre chemin de pensée. Comment un tel chemin s'est-il précisé ?  

Je ne saurais le dire moi-même. Les autres s'y essaient. Je ne sais s'ils ont raison dans ce qu'ils disent de moi.  

Est-il possible de répéter Heidegger ? 

En aucun cas. Ce qu'il faut, ce n'est pas qu'on m'imite, mais que chacun crée ses propres questions. Cela n'a aucun intérêt, de suivre Heidegger. Il faut ou bien prolonger ma problématique dans d'autres directions, ou bien la contredire.  

"Il faut penser Heidegger contre Heidegger"... disiez-vous dans vos cours. 

Et c'est aussi ce que j'ai toujours essayé de faire moi-même ! Pendant trente ans, je n'ai pas fait un seul cours sur Heidegger.  

Et pourtant, on parle de" philosophie heidegérienne" ?  

Je l'ai déjà dit : la philosophie heidegérienne, cela n'existe pas. Depuis soixante ans, j'ai tenté de comprendre ce qu'est la philosophie, et non pas d'en proposer une.  

On a parfois essayé d'approcher le cheminement de votre pensée à partir des influences qui vous ont marqué. Qu'en pensez-vous ?  

J'ai été, bien sûr, marqué par toute la tradition. Mais ce mode d'élucidation est typiquement universitaire : "Heidegger et Hegel", "Heidegger et Schelling"... A en croire certains commentateurs, vous prenez Aristote. Husserl, Kant, Brentano, vous brassez tout ça, et il en sort Etre et temps. C'est comique.  

Comment concevez-vous la tâche qui appartient aujourd'hui à la pensée ? 

II m'est très difficile de développer ce point, car ce que j'ai écrit là-dessus, je ne l'ai pas publié. Retrouver la question initiale de l'Etre, telle a été la démarche qui a suscité Etre et temps. La seconde partie devait s'intituler Temps et Etre

On s'est souvent étonné d'une cassure singulière survenue dans votre oeuvre. On a parlé d'un Heidegger I et d'un Heidegger II. Brusquement, survient un changement de style. Vous semblez quitter le chemin aride de l'interrogation métaphysique et vous interrogez les poètes, Hölderlin, Mörike, Hebbel, Rilke et surtout Trakl. 

Je l'ai écrit : la philosophie et la poésie se tiennent sur des monts opposés, mais elles disent la même chose.  

Pensez-vous qu'il soit possible de distinguer un Heidegger I d'un Heidegger II, comme le font des commentateurs américains ?  

Absolument pas. Le Heidegger Il n'est possible que par le Heidegger I, et le Heidegger I impliquait déjà le Heidegger Il.  

Et votre nouveau style d'interrogation, disons poétique, après Etre et temps ?  

Ce n'est qu'un tournant. Ma conférence sur "L'Essence de la vérité" en est, en quelque sorte, la charnière. En posant dans mon oeuvre la première question, j'ignorais comment se poserait plus tard la seconde.  

Avez-vous vraiment dit, un jour : "Avant trois cents ans, on ne me lira pas volontiers" ? 

C'est bien possible. Mais quel intérêt peut avoir cette question ? 

Disons les choses franchement. Beaucoup d'étudiants ouvrent vos livres avec l'impression de se trouver en face d'une pensée si difficile et si inhabituelle qu'il leur semble parfois qu'elle envisage certains problèmes dans le sens inverse de l'enseignement traditionnel. Vous gardez le silence depuis longtemps. Seul devant vos livres, ne croyez-vous pas que l'étudiant puisse se trouver désemparé ? 

Malheureusement, oui. Mais que faire ? Il y a aussi le problème des traductions. Comment les contrôler ? Les traductions japonaises, j'ai bien dû finir par renoncer à les suivre. Quant aux étudiants, ils ne font trop souvent que grappiller des connaissances ici et là. Mais peuvent-ils faire autre chose dans l'Université d'aujourd'hui ?  

Vous ne faites plus de cours, vous ne dirigez plus de séminaires. Vos livres restent seuls. 

Ce qui manque le plus, c'est le dialogue des séminaires avec une dizaine d'étudiants. Alors seulement, on peut "faire voir", montrer ce qui est en question dans la philosophie. 

Cela vous paraît essentiel ? 

Je crois qu'on ne pratique guère en France cette façon de travailler : un dialogue suivi pour amener pas à pas, dans l'échange, tous les participants à faire face à la question philosophique. Remarquez, dans ces séminaires, il y avait les aveugles : ceux qui n'y parvenaient pas. Ceux-là parlaient, c'est même ceux qui parlaient le plus. Je leur disais : "Mais qu'est-ce que vous nous racontez là ?" Alors ils partaient, allaient ailleurs et ne revenaient plus. Aujourd'hui, on parle beaucoup. On parle tant que lorsque quelqu'un essaie de penser, on le montre du doigt et on dit de lui : "Il s'enfonce dans l'abstraction".  

Avez-vous suivi le mouvement mondial des étudiants et la mise en question de l'Université ?  

Ces problèmes de l'Université, en 1929 déjà je les avais rencontrés dans Qu'est-ce que la métaphysique ? Les étudiants aujourd'hui se révoltent. C'est bien. Mais savent-ils réellement ce qu'ils veulent ? Ce que je sais depuis longtemps, c'est que l'Université est devenue un simple lycée, une école. Elle ne permet plus l'apprentissage de la pensée, elle ne livre plus qu'une accumulation de connaissances. La vieille Université est morte, c'était sans doute une mort nécessaire.  

Que pensez-vous des nouvelles doctrines qui semblent avoir gagné les universités du monde entier ?  

Je crois que la crise que connaît aujourd'hui l'Université est capitale. Mais, je vous le répète, elle n'est pas toute nouvelle. Nombre de problèmes que l'un débat à présent, en Allemagne et ailleurs, je les ai rencontrés avec ma jeunesse estudiantine à l'aube de la Seconde Guerre mondiale. Mais le temps pour poser ces questions n'était pas encore venu. 

Vous avez dit : Qui pense grandement, il lui faut se tromper grandement... Dans quel sens faut-il comprendre cette phrase ? Sur le plan philosophique, politique ?  

En tout.  

En France, il y a eu d'importantes tentatives pour dissiper certains malentendus et rétablir la vérité à propos de votre attitude en 1933, pendant dix mois, à l'égard du nouveau régime.  

Je n'avais rien demandé. Mais ce sont, paradoxalement, des Français qui sont venus à mon aide dans ce domaine. En Allemagne, c'est autre chose, et les attaques ne cesseront pas. Peut-être, ici ou là, faut-il compter aussi sur la mauvaise foi. Sartre a écrit tout un chapitre là-dessus. On juge rétroactivement. On oublie la confusion tragique qui existait en 1933, la misère, le désespoir, les illusions... Je me suis retiré de tout cela au bout de dix mois.  

Beaucoup de vos anciens élèves se souviennent des attaques que vous lanciez dans vos cours contre les théories du national-socialisme, des condamnations contre le racisme.  

Tout cela, pour moi, c'est fini. Ce qui est important, c'est cette jeunesse, aujourd'hui, qui se passionne pour des problèmes nouveaux, qui commence un monde nouveau. Je l'aime beaucoup et c'est elle qui est intéressante.  

Votre seule manifestation politique officielle, depuis de longues années, a été une signature protestant contre l'armement atomique de la Bundeswehr en 1957. Pourquoi ? J'ai bien signé un texte, mais ce n'était pas celui-là. La protestation dont vous parlez était limitée aux hommes de science, huit professeurs de Bonn. Je n'ai donc pas été invité à le faire par les physiciens Heisenberg ou von Weizsäcker. 

Von Weizsäcker n'est-il pas l'un de ceux qui freinaient la fabrication de la bombe atomique allemande, défaisant au fur et à mesure ce qu'il faisait ?  

Oui. Et il faisait même cela dans une vallée du Danube toute proche ma ville natale : Messkirch.  

Votre oeuvre compte sans doute parmi les plus difficiles de ce temps. Elle a pourtant rencontré dans le monde entier, par-delà les frontières idéologiques, des interprètes et des défenseurs. Comment comprenez-vous qu'elle rencontre une telle audience ?  

Les questions que j'ai posées, il est difficile de les éviter.  

Des penseurs japonais disent découvrir depuis de longues années de profondes analogies entre votre philosophie de l'Etre et la pensée orientale.  

En effet. Certains sont venus ici. Leur démarche m'a beaucoup intéressé. Plusieurs ont même écrit que mon oeuvre représente pour eux une sorte de trait d'union entre l'Est et l'Ouest, l'Asie et l'Occident.  

Etes-vous au courant des recherches philosophiques que l'on effectue aujourd'hui en France ?  

Je n'ai malheureusement plus le temps de lire tous les livres que je reçois. Et puis, il y a la langue. Sartre m'avait rendu visite jadis.  

C'est à travers son livre L'Etre et le néant que beaucoup vous ont découvert en France, après la Libération. Et aussi l'existentialisme, dont on a fait de vous "le père".  

L'existentialisme, c'était en quelque sorte un contresens. Mais Sartre n'en était pas responsable. J'ai beaucoup d'estime pour lui. Pour un philosophe allemand, c'est stupéfiant, un homme qui sait s'exprimer à la fois philosophiquement et par le roman, le théâtre, l'essai. Je suis très sensible à cette faculté des Français. C'est un prince japonais qui a travaillé chez moi vers 1929 qui a porté mon oeuvre à Sartre, à Paris. En revanche, je n'ai pu lire L'Etre et le néant qu'en 1945. 

Vous êtes-vous intéressé récemment à d'autres travaux philosophiques ?  

Aujourd'hui, ce qu'on nomme philosophie est rarement autre chose qu'un décalque des idéologies techniques empruntant les méthodes propres à la physique et à la biologie. Ce n'est plus une interrogation philosophique authentique.  

Ceux qui suivent votre démarche disent de vous : "Ce que Heidegger a cherché avant tout, c'est apprendre à penser. A penser avec plus de rigueur, un peu comme Socrate. Et en cela, son rôle est important".  

Peut-être.  

Parmi les poètes, pourquoi avez-vous interrogé particulièrement Hölderlin ? 

Parce que Hölderlin n'est pas seulement un des plus grands poètes. Il est en quelque sorte le poète de l'essence même de la poésie. 

Quel poète français préférez-vous lire ? 

René Char. Il m'a envoyé récemment des poésies de lui, illustrées par Giacometti. 

L'art vous paraît important ? 

Rappelez-vous la parole de Nietzsche que j'ai citée : "Il nous reste l'art pour ne pas périr devant la vérité."  

Parmi les artistes modernes, quel est, pour vous, celui qui semble avoir apporté quelque chose d'essentiel ? 

Avec Cézanne, je crois, quelque chose a commencé. J'aime beaucoup Van Gogh, Braque... Un jour, il m'a offert un dessin.  

Les artistes parlent volontiers, aujourd'hui, d'une nouvelle union de l'art et de la technique. 

Art et technique, c'est un très grand problème. Dans l'art des Grecs, la pensée était déjà comme impliquée.  

On commence à utiliser la cybernétique dans l'art moderne. 

Attention à la cybernétique. On s'apercevra que ce n'est pas si simple.  

On rapporte qu'il y a deux sujets à propos desquels vous refusez de répondre à toute question : ce à quoi vous travaillez, et le problème de Dieu.  

Je préfère qu'on lise mes écrits.  

Pourquoi vivez-vous si retiré ?  

Parce que je travaille.  

Vous n'aimez pas que l'on parle de vous ? 

Pour entrer dans le grand cirque, le théâtre, le carnaval des ragots inutiles ? Ce n'est pas là l'essentiel.  

Vous avez renoncé définitivement à toute vie publique ?  

On m'invite souvent à des congrès, à des colloques, et même à certaines cérémonies officielles. J'ai dû tout refuser. Ma dernière conférence sur l'art, je l'ai faite à Athènes, six jours avant le coup d'Etat militaire. La plupart de mes auditeurs doivent être en prison. Ici, des visiteurs viennent souvent sonner à ma porte. Je vis retiré, mais le solitaire n'est pas forcément aigri.  

Vous dites volontiers qu'aujourd'hui, les vraies questions restent inaperçues, que les problèmes essentiels ne sont pas posés. Croyez-vous que, dans l'avenir, on les posera ? 

Qui le sait ? Peut-être seulement dans deux ou trois siècles...  

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