624. Une vie d’immortel.
Badiou se substitue à Deleuze, par un jeu savant d’analogies, de supposées « correspondances strictes ». Il n’y a rien entre Deleuze et Badiou, sinon des malentendus et d’interminables équivoques. On pourra d’ailleurs toujours s’amuser au jeu intermédiaire des correspondances, travers contre lequel Deleuze mettait déjà en garde. Mais c’est oublier qu’entre un système clos et un système ouvert il n’y a pas d’intermédiaire, sinon un système qui se referme, qui n’est pas à la hauteur des circonstances. Ceci arrive quand l’idée qu’on se fait de sa propre existence, n’est plus qu’un terme vide « la vie », l’existence est alors coupée de ce qui l’anime, de sa source, des forces actives. Parce que sous le terme de « vie » c’est un tout abstrait qu’on désigne, et non « la force active de la pensée », ce qui, plus que les cas formels, anime l’acte de penser. Pour que des analogies soient possibles, il faut qu’il puisse s’opérer un truchement, un partage ontologique ou, si vous voulez, que l’être soit partagé BdDE_53/84/101. Equivoques et malentendus. Badiou réussit même à faire passer son propre combat contre sa propre aridité et abstraction pour le combat de Deleuze : « le combat propre de Deleuze, qui comme toujours est un combat contre soi » BdDE_53 . Ce n’est jamais un combat contre quelque chose mais un combat envers quelque chose que livre Deleuze DzCC_158-160, c’est bien pour cela qu’il souligne l’importance de son auditoire d’étudiants sans lesquels il ne serait pas parvenu à faire son œuvre. Nous insistons sur cette dimension du combat impersonnel qui n’est pas celui de la subjectivité, car il aura fallu un temps énorme à Deleuze pour remonter des stoïciens à Héraclite, lui qui avait préalablement rejeté dans ses premières œuvres, la dimension politique de la joute et de la lutte DzNP, alors même qu’elle apparaît directement chez Nietzsche. Deleuze finira par entrevoir l’importance de l’agôn DzQP et du combat DzCC. Parvenir à réintroduire des « partages équivoques de l’Être » alors que cette visée est absente des pensées de Bergson et de Deleuze, tel est l’enjeu polémique de Badiou, qui se doit de boucher le nombre de voies à emprunter, le nombre de conjectures possibles. Badiou demeure la seule personne à pouvoir affirmer être capable de saisir une ligne de fuite par le milieu.
C’est pourquoi nous ne nous soucierons pas de répondre à ceux qui demandent si la moitié d’une ligne infinie est infinie et le nombre infini est pair ou impair, à cause qu’il n’y a que ceux qui s’imaginent avoir leur esprit infini qui semblent devoir examiner de telles difficultés. Descartes, cité par Koyré, Du monde clos à l’espace infini, p. 105.
Ce qu’il fait, en fait, c’est rabattre les conjectures 918 — soumission par la peur, fuite dans la création, refuge dans l’abstraction, engagement d’un combat — propre à toute situation en une alternative contradictoire entre l’« impasse » deleuzienne — qui serait aussi celle de toutes les pensées de l’Un, Bergson, Spinoza et même Nietzsche tant qu’à faire — et sa propre réussite, celle de l’immortel Badiou. Réduire l’horizon des contingences, pour mener le lecteur en un choix nécessaire entre une impasse — un vide sans extra-être — et un sauveur, telle est la politique du coucou ou forçage que souhaite faire opérer Badiou. Faire le point sur la pensée c’est-à-dire forcer « un filtrage du multiple par le Deux » BdLM_510 c’est ce que n’arrête pas de faire Badiou selon le « modèle de la contradiction » qu’il a initié dans ses premiers livres. Et ce pour mieux asseoir son Un. Telle est la politique du coucou. Le tout étant de nous faire oublier que sa pensée demeure axiomatique, lui qui aurait « personnellement toujours conçu la vérité comme un trajet aléatoire, une équipée post-événementielle sans loi extérieure » BdDE_87. Le « tout » de la démarche est d’asseoir par son discours sa propre « liberté », en suggérant : au fond dans « l’être » et dans la hiérarchie que je répugne, j’ai pu naviguer à mon aise et me dire de mon vivant immortel, je vous ai bien eu, à présent, si vous être suffisamment un imprudent*, vous allez connaître ce qu’est ma « vie bonne ». On en rit. Qui ne comprend que le Sujet qui manipule la « pince de la Vérité » BdC_71 n’est autre que Badiou ? Le sujet n’est même pas rare, il est unique et cela repose la question de lieu de l’idéation comme espace des vérités ou lieu de la Vérité. Différance qui n’est pas sans nuance. En défendant l’unité de la pensée, il défend son propre régime de pensée comme unique. Telle est l’« idée ». C’est pourtant un métabolisme décadent qui en découle. L’invitation faite par Badiou est celle d’en rester aux idées et de disposer de l’avenir, plutôt que d’engager quelque chose au présent. Il vaut mieux laisser d’autres rater cela dans le futur, c’est la posture classique du philosophe dont sortaient Marx et à peine Nietzsche. Si tout engagement n’est qu’une « imposture », ce n’est qu’au regard des idées ineptes et décadentes. Il faut vivre désespéré, ce qui n’a rien de handicapant tant surgissent les surprises. Toute philosophe passe par une cure de déconstruction de ses idéaux, de scepticisme face à ce qu’on attend de lui, bref d’un nihilisme transitoire. Ce n’est qu’ensuite qu’il dérou(il)le….