La Philosophie à Paris

521. S’exercer en toute sagesse.

15 Février 2013, 16:13pm

Publié par Anthony Le Cazals

Avec Aristote, l’action n’a pas à être combative mais c’est l’opération qui sert de ressort et est, par là, chimérique. Si une procédure ou une opération vise un idéal d’action, l’action a son tour, tournée vers un bien, peut être instrumentalisée. Si on parle alors d’action plutôt que d’opération, c’est à cause de la part d’imprévisible et d’incertain à laquelle elle se confronte. L’exercice ou la voie, comme fusion de l’ordre donné et de l’obéissance à son propre ordre, rompt avec la dimension chimérique pour passer à la dimension autonome du combat. L’exercice est cette affirmation de la vitalité intérieure comme on la retrouve chez Nietzsche, Bergson, Sartre ou Foucault, par-delà les systèmes que l’on a cherché à greffer sur cette énergie intérieure ; elle construit avec la rigueur d’une méthode en deçà du discours philosophique. L’exercice n’est pas l’ascèse. L’exercice n’est pas la mise en pratique d’une théorie. On retrouve cela chez Bergson avec son « Pensée l’action et agir la pensée » et de manière développée chez Goethe :

 

Penser et agir, agir et penser, c’est la somme de toute sagesse […] L’un et l’autre doivent éternellement alterner leur effet dans la vie comme l’aspiration et l’expiration. Il faut soumettre l’action à l’épreuve de la pensée et la pensée à l’épreuve de l’action. Goethe, Les années de Voyage, II, 9.


L’exercice est un premier mode d’investigation qui, s’il est classique, n’est pas une simple tâche spirituelle. Il trace le parcours en sagesse et indique en toute immanence la direction propre à l’effort du sage. Ce n’est pas une ascèse par l’essor qu’il prend, ce ne sont pas la concentration de l’intellect et la rigueur d’une méthode mais avant tout des exercices de joie loin des lectures d’auteurs. Ces derniers se font une certaine idée de l’inéluctable et méditent implicitement sur ce qui les angoisse et les terrifie. Ils creusent, sous le terme de problème ou de question, les absences plutôt que de chercher à rebondir sur les péripéties de la vie puisque c’est en changeant de conditions de vie que l’on dissout les problèmes. La méthode de la méditation en creux n’a pas un intérêt particulier à les résoudre d’où la nécessité pour Heidegger d’avoir des casse-tête. À l’opposé, s’il y a dans l’exercice une dimension du travail, celle-ci doit être libre et se concentrer sur la force vitale. : il faut partir des enthousiasmes pour les mener le plus loin possible. S’exercer, c’est s’entraîner en vue d’affirmer sa propre personnalité non pas pour vivre aux dépens d’autrui mais parmi les autres dans cette différence qui fait la richesse. S’exercer n’est pas l’ascèse mais passe par elle, la discipline du moine…

 

Ascèse et ascétisme chrétien. — Dans une conférence donnée à Berkeley en 1983, Foucault disait, je traduis, Ce nouveau genre de jeu de la parresia (le franc-parler grec), où le jeu est de se confronter à la vérité au sujet de soi-même — requiert ce que les Grecs nommait « askesis ». Bien que notre terme « ascétisme » dérive du mot grec « askesis » (depuis que la signification du mot ait changé quand il fut associé à diverses pratiques chrétiennes), pour les Grecs le mot ne signifie pas « ascétique », mais un sens différent qui dénote n’importe quelle pratique ou exercice. Par exemple, c’était un lieu commun de dire que tout type d’art ou de technique doit s’apprendre  par mathesis et askesis — par un savoir théorique et un entraînement. Et, par exemple, quand Musonius Rufus dit que l’art de vivre, technè tou biou, est comme les autres arts, i.e., un art où l’on peut non seulement apprendre à partir d’apprentissages théoriques, il répète là une doctrine traditionnelle. Cette technè tou biou, cet art de vivre, demande pratique et entraînement : askesis. Mais la conception grecque de l’ascèse diffère des pratiques ascétiques chrétiennes de deux manières. 1°) L’ascétisme chrétien a comme fin dernière ou cible le renoncement au soi, tandis que l’ascèse morale des philosophies gréco-romaines ont pour but l’établissement d’une relation spécifique à soi-même — une relation de possession de soi et de gouvernance de soi. 2°) L’ascétisme chrétien  prend comme thème principal le détachement du monde, tandis que les pratiques d’ascèse des philosophies gréco-romaines sont concernées par le fait de doter l’individu d’une préparation et d’un équipement moral qui lui permette de se confronter au monde de manière éthique et rationnelle. Notons que l’ascetos est ce qui donne le moine, ainsi la critique de l’idéal ascétique chez Nietzsche est celle de l’idéal du moine. Foucault prend l’exemple du philosophe cynique qui tourne sa pratique vers autrui plutôt que de réserver son discours pour quelques-uns ou de se dire que sa pensée ne concerne pas l’opinion de la foule mais en allant plus loin il parle d’idéal mystique plutôt qu’ascétique à la fin de son tout dernier cours. On retrouve cela chez Pierre Hadot HadEG, pourtant on est en droit de penser que l’ascétisme est tourné vers autrui et non plus détaché du monde — ce que d’ailleurs pratiquent certains ordres religieux comme les chiffonniers du Caire ou quelques rares moines dans les quartiers Nord de Marseille.

Commenter cet article