La Philosophie à Paris

TEXTE / Pour Deleuze, penseur du déclic par Gilles Châtelet

22 Mai 2009, 19:43pm

Publié par Anthony

par  Gilles Châtelet
Ce texte est paru dans la revue Po&sie, Editions Belin, n°75, 1er trimestre 1996.

Mille neuf cent soixante dix et quelques... un lundi matin de début décembre à Vincennes. Toute « la salle de Deleuze » attendait sagement : « 9 h 30 passées... un peu de retard... Il risque de ne pas venir... Il a peut-être attrapé quelque chose avec ce temps froid et humide. » II revenait la semaine suivante, tout joyeux que cette maudite tuyauterie pulmonaire lui permette à nouveau de philosopher et de butiner l’histoire de la philosophie. Il y avait du pain sur la planche ! Il fallait une patience et une tendresse presque infinies pour rendre attentif à la philosophie toute cette turbulence... Sans se laisser dévier, il répétait ce qui lui tenait à coeur : savoir se réveiller - non pour faire des « objections », mais pour éprouver, pour savoir écouter, pour saisir les problèmes au vol - plus ils sont fugaces, plus ils sont importants -, savoir ajuster et affûter un problème, se pénétrer d’une véritable discipline de forgeron pour coaliser les tendresses et les duretés les plus extrêmes. Car Gilles, mieux que quiconque, savait que son ennemie - la Bêtise -, qu’elle soit hargneuse ou grassouillette et « pluraliste », ne fait et ne fera jamais de cadeau. Il ajouterait peut-être ; la Bêtise a beaucoup d’avenir. Mais ce sont des devenirs que réclame le penseur, des expériences réelles - très différentes des possibles anticipés ou « des pours et des contres » indéfiniment pesés -, des rencontres, avec la virulence du Dehors, presque toujours dangereuses... Il y a quelquefois des rencontres-siestes, des rencontres-orgies (la rencontre avec la Kermesse Héroïque de Bacon-Rubens) mais aussi bien plus souvent des rencontres-rhumatismes ou des rencontres-torticolis... Ce sont ces rencontres qui donnent « l’impulsion d’un mouvement infini qui nous dessaisit en même temps du pouvoir de dire je ». C’est pourquoi, selon Gilles, il était si urgent de répondre à la question de Spinoza : Que peut un corps ? C’est toujours le corps qui doit prendre sur lui, accuser le coup en forgeant une élasticité nouvelle - une plasticité - pour se ramasser, se ressaisir et bondir armé d’un levier plus puissant, d’une articulation à la fois plus tendre et plus fine et donc plus subtile. C’est toujours la Bêtise qui ne sait pas « prendre son temps ou plus exactement qui le perd en oscillant toujours entre l’impatience et l’accablement. Elle ignore le ressort parce qu’elle confond la force et la pétulance : ivre d’elle-même, elle croit bondir et ne fait que ricaner et gesticuler pour « faire l’intéressante ».... ce qui, bien sûr, lui fait manquer toutes les rencontres.

Nous touchons ici un des points sensibles sur lesquels Gilles ne concédait rien : ne jamais confondre la force et la volonté d’anéantir, la penser toujours comme susceptible d’un tact, comme une main à serrer mais jamais à apprivoiser, de la force, il s’agit de capter un geste - le geste acéré du danseur ou du funambule - sans jamais succomber aux excentricités et aux tonitruances des grands dadais du performatif. Il faut jouer la gymnastique contre la musculation. Gilles aimait les «  embryons larvaires », non parce qu’ils sont promesses de papillons, mais parce qu’il y a beaucoup à apprendre de leur sobriété et de leur plasticité et peut-être surtout parce qu’ils savent comme l’herbe, pousser par le milieu. Gilles répétait sans cesse : pensez au milieu et pensez le milieu comme cour des choses et comme cour de la pensée, quittez la pensée-arbre avec ses hauts et ses bas, ses alphas et ses omégas, devenez un penseur-brin d’herbe qui pousse et pense ! Vous serez plus véloce que les lévriers les mieux dressés à la course ! On entend déjà grommeler la Bêtise : « Mais enfin, où est-il donc votre foutu milieu ? » II est peut-être partout, mais jamais à la moyenne d’extrémités qui sont déjà là, La moyenne affaiblit toujours.,. Le « milieu » de Gilles n’est pas un « point » - ou alors ce serait un « point métaphysique » comme disait Leibniz - mais plutôt un axe, une charnière commandant tout un champ de forces (de « virtualités »), II y a même du chimique dans le milieu : c’est un catalyseur : sans être un constituant, il déclenche la transformation. C’était pour Gilles un enjeu crucial : penser à la hauteur de précision d’un déclic,,, comme l’arc électrique, la pensée ne peut que jaillir dans les gaz rares et extrêmes. Il y a bien une alchimie deleuzienne qui réhabilite la Température comme captant l’intensité des déclics (comme peut-être le souhaitait Jacob Boehme, et non comme estimation de l’agitation d’un réservoir). C’est un même mouvement de pensée qui réhabilite la Température et qui réhabilite la force comme plasticité et non comme pétulance... L’alchimie du déclic de Gilles concerne aussi bien les tigres, les rats, les orchidées que les rochers et les solfatares : il s’agit de saisir le passage d’un règne dans un autre au mieux la contamination d’un devenir-règne par un autre devenir-règne. Toute son ouvre est traversée par cette contamination splendide : « L’agonie d’un rat ou l’exécution d’un veau restent présentes dans la pensée, non par pitié, mais comme la zone d’échange entre l’homme et l’animal, où quelque chose de l’un passe dans l’autre. On pense et on écrit pour les animaux mêmes. On devient animal pour que l’animal devienne autre chose... » Il aurait certainement beaucoup aimé cette rencontre filmée où se noue une véritable politesse entre un explorateur et une louve dominante de horde qui n’autorise la visite de la caverne de louveteaux que lorsque le cri du loup s’est emparé de l’homme... Devenir-rat, devenir-tique, points immobiles de vitesse et de température infinie... Gilles aimait aussi les elfes, les feux-follets, et surtout les démons qui courent et prolifèrent. À eux au moins, on n’élève pas de statues, comme pour les dieux et c’est pour ça qu’ils savent penser à la hauteur des arcs électriques. C’est peut-être aussi pour ça que Gilles avait un flair de démon pour repérer les mouvements de pensée les plus lestes, même dans les sciences dites « dures » (et réputées sans odeur !). Il y avait décidément de quoi scandaliser la Bêtise, toujours « modérée », spécialement lorsqu’elle se blottit dans « l’épistémologie sérieuse >>, toujours affairée à calmer le jeu, à éteindre les déclics de la science en ratiocinant sur des propositions aussi radicales que : « la neige est blanche » ou « Amédée aime la glace au chocolat ». Mais, du point de vue de la Bêtise, il y a bien pire.., Gilles détestait la communication et les « discussions »,.. Un démon s’assoit rarement à une table ronde... A la Bêtise qui lui demandait : « Et Socrate... Que faites-vous de Socrate ? ». Gilles répliquait : « Socrate n’a pas cessé de rendre toute discussion impossible... Il a fait de l’ami "l’ami du seul concept. » II savait très bien que l’objecteur professionnel des tables rondes, le citoyen panéliste fait toujours l’âne pour avoir du son, et que s’il prétend «  alimenter le débat », c’est surtout pour se positionner aux moindres faux frais : ce sont les fameux coups d’oeil de travers des panélistes pour prendre la température du raisonnable. C’est peut-être cette manière du communicatif de tricher avec les virtualités, avec la sympathie des déclics qui exaspérait Gilles : il y voyait une manière de rendre supportable ce qui lui insupportait le plus : la tyrannie de la gestion du Grand Réservoir des « avenirs possibles » pour les « Tartuffes » de la Démocratie-Marché : « La honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans des conditions extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée pour le marché... Et il n’y a pas d’autre moyen de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble ; la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate. » II fallait donc quelquefois, quand la coupe des Tartuffes était pleine, sortir ses griffes : on imagine combien cela était pénible : Gilles-le-démon qui avait défié les fauves les plus redoutables de la philosophie (parmi lesquels Kant, Hegel, Heidegger...) devait se colleter avec du bétail subsidiaire lesté de catégories-besaces aussi subtiles que la loi, le Mal, le Droit, le Pouvoir, etc. Avec Félix Guattari, il était sans pitié pour toutes les supérettes du post et du repentir : post-industriel, post-moderne, post-philosophe (très improprement appelé nouvelle philosophie), post-empirique, post-gauchiste, post-neuronal et bien d’autres qui aimeraient impliquer toute la pensée dans leurs propres petits naufrages... Il savait très bien que toutes ces supérettes sont pleines d’avenir, destinées à assouvir la plèbe et ses insolences de pacotille. C’est pourquoi, comme l’évèque Berkeley, il faut oser dire « nous autres Irlandais, la populace » et c’est aussi pourquoi : « Le philosophe doit devenir non philosophe, pour que la non-philosophie devienne la terre et le peuple de la philosophie. »

Commenter cet article