La Philosophie à Paris

CINEMA / The Virgin Suicides - Analyse

12 Juin 2012, 20:45pm

Publié par Le Cazals

bon courage pour ceux qui vont la lire jusqu'au bout! On vous previent, le texte est long !

I. L'histoire

1. La trame narrative

Virgin Suicides film réalisé par Sofia Coppola en 2000 est tiré du roman intitulé lui-même : The Virgin Suicide publié en 2000, écrit par Jeffrey Eugenides. Jeffrey Eugenides s'inspire d'un fait divers ayant eu lieu en 1970 dans l'Etat du Michigan dans le quartier huppé de Grosse Pointe. Cette année-là, cinq soeurs alors adolescentes se suicident, provoquant choc et incompréhension.
Dans le roman, qui a été fidèlement retranscrit sur les écrans par Sofia Coppola (sorti en septembre 2000), d'anciens voisins, de l'âge des soeurs Lisbon, toujours sous le charme des jeunes filles qu'ils espionnaient constamment à la longue-vue, décident, vingt ans après, d'enquêter sur les raisons pour lesquelles elles ont mis fin à leurs jours. Ils questionnent toutes les personnes ayant eu des informations sur elles : leurs parents, d'anciens voisins, leur orthodontiste, le " tombeur " de l'école, alors en cure de désintoxication. Ils rassemblent témoignages récents, ragots, conversations téléphoniques, confessions sur le vif, rapports de médecins récupérés à l'époque où ils voulaient tout connaître des filles. Ils vont jusqu'à voler le journal de la plus jeune suicidée. Dans un récit polyphonique mêlant toutes ces voix, ils retracent le cours de la vie des filles pendant ces 13 longs mois, donnant autant de détails que possible sur leur intimité (sous-vêtements, habitudes, couleur de leur rouge à lèvres) et sur leur comportement à l'extérieur (loisirs, relations, attitudes en classe...).
L'histoire commence avec la découverte de la cadette, Cécilia, qui a tenté de mettre fin à ses jours en se tranchant les veines dans son bain. Après ce drame, les parents décident de laisser plus de liberté à leurs filles et tout semble s'égayer mais, pendant la seule fête donnée par les filles, Cécilia saute par la fenêtre de sa chambre et s'éteint définitivement. La famille est alors totalement bouleversée et leurs relations se dégradent progressivement. Les filles comme les parents tombent dans les abîmes de la dépression, la maison est de plus en plus négligée et les filles s'isolent peu à peu, coupant tout contact avec leurs camarades de classe, elles deviennent intouchables ; seule la psychologue du lycée entretient des rapports avec elles. La situation s'améliore et les filles semblent reprendre goût à la vie au moment où Lux rencontre Trip Fontaine, le séducteur, et où ses soeurs reprennent contact avec leurs environnement social.
Le bal du lycée est l'apogée de leur renaissance, car elles sortent enfin s'amuser comme toutes les filles de leur âge, accompagnées par des garçons du lycée. Mais, tout bascule lorsque, ce même soir, Lux découche et tombe dans les bras de Trip, désobéissant aux règles imposées par sa mère. Furieuse, Mrs. Lisbon décide de retirer les filles de l'école et de leur interdire tout contact avec l'extérieur. Elles sont alors prisonnières, et tentent pendant un temps de briser leur ennui sans succès. Désespérées, elles ne trouvent d'échappatoire que dans la mort, et, alors que les garçons viennent les chercher pour les emmener en Floride, elles se suicident l'une après l'autre le même soir.

2. Les personnages.
La famille Lisbon est composé de deux parents et de cinq filles.
Le père, M. Lisbon, est un homme rêveur et passif qui se sent perdu et ne trouve pas sa place dans ce nid de jeunes filles en fleur ; aussi il est discret et effacé. Dans son témoignage, " l'odeur de ces filles cloîtrées avait commencé à le gêner ". Cependant, il aimait ses filles et faisait des efforts pour elles : préparer une soirée pour Cécilia, les autoriser toutes quatre à aller au bal du lycée...
Mais après la mort de Cécilia, il perd le contact avec la réalité : il parle aux fleurs, il ne reconnaît plus sa fille et lui tend la main pour la saluer.
Ce manque d'autorité est compensé par l'autorité étouffante de Mrs. Lisbon.
" Mrs. Lisbon affichait une froideur de reine. "
Catholique très pratiquante, elle est extrêmement stricte : ses filles ne peuvent sortir que pour aller à l'école et à la messe. Elles sont sous la surveillance permanente de leur mère (qui plante une aiguille dans les pieds de Lux parce qu'elle s'exhibe trop en la présence de Trip, son ami).
Elle vérifie leur tenue, leurs faits et gestes, craignant l'exposition de leur féminité naissante (elle les transforme en " sacs " pour le bal). Elle est sadique avec ses filles. Après le dérapage de Lux elle la force à brûler ses disques de rock et les séquestre toutes.
Les filles sont toutes blondes aux yeux clairs formant une unité dans laquelle elles fusionnent, bien qu'elles soient toutes différentes.
Cécilia est la plus jeune. Agée de treize ans, elle est la première à tenter de se suicider, puis à réussir. Elle est mystique (religieuse et à l'écart de la réalité : elle arbore toujours la même vieille robe de mariée des années trente). Elle est toujours très silencieuse et a un comportement étrange : " elle faisait comme si elle était folle ". Sa mort va affecter ses soeurs qui vont s'auto-exclure du groupe à l'école.
Lux (lumière) a quatorze ans, elle incarne beauté et désir sexuel. Mais elle est atteinte d'hystérie adolescente ; elle séduit n'importe quel jeune homme et a de nombreuses aventures avec de parfaits inconnus (par exemple, un livreur de pizzas). Elle est néanmoins parfois d'une grande froideur et d'une extrême dureté.
Bonnie a quinze ans. Elle est la plus pieuse et la plus sage des filles et la plus introvertie (par exemple, lors d'un dîner où l'un de leurs camarades de classe est invité elle prie pendant que ses soeurs s'amusent à le séduire).
Mary a seize ans : elle est la plus coquette et la plus élégante des filles ; elle est d'ailleurs comparée à Audrey Hepburn par un des garçons.
Thérèse a dix-sept ans, elle est la plus mûre et la plus cultivée des filles. Elle aide souvent ses parents dans des tâches ménagères.
Les cinq filles sont complémentaires et solidaires. Lorsqu'elles retourneront à l'école après le suicide de Cécilia elles deviendront inséparables, formant une barrière infranchissable pour les autres élèves et deviendront intouchables.
Cette fusion entre les filles est le résultat d'un lien passionnel et vital qui compense leur manque d'amour.
En effet, leur situation familiale est source de malheurs et de souffrances à divers titres.

3. L'analyse psychologique
La théorie de R.D. Laing (Ronald David Laing est, avec David Cooper, l'un des deux psychiatres britanniques à l'origine du mouvement qu'ils nommèrent l'antipsychiatrie ", mouvement qui bouleversa la psychiatrie traditionnelle) apporte un éclairage précieux pour comprendre leur suicide. En effet, selon sa théorie, la personnalité de l'enfant est le résultat d'un conditionnement familial et de ses relations. Il met au point une étude des causes de démences variées qui met fin aux croyances des années soixante-dix : on rendait alors les aliénés en quelque sorte responsables de leur folie. Ses recherches aboutissent à la conclusion que la famille transfère ses différentes névroses sur l'un de ses membres bien plus sensible et fragile que les autres. Celui-ci les intériorise et devient le " noeud " des troubles familiaux.
Ainsi, Mrs. Lisbon a un comportement nocif pour l'équilibre de ses enfants, car une petite fille construit son univers affectif grâce à l'amour de sa mère.
Le fait qu'elle soit sadique envers ses filles et qu'elle redoute leur féminité, engendre chez elles une haine et, néanmoins, un amour très fort pour celle qui est un modèle et une icône primordiale pour se construire et assumer leur transformation physique (à savoir leur mère). Cela entraîne la haine d'une partie d'elle-même, et un manque d'estime de soi ainsi qu'une peur de grandir dans une réalité à laquelle elles n'ont que partiellement accès : " les filles ne sortaient jamais sauf pour aller à la messe et au lycée ", " on veut juste vivre ; si on nous laisse ", dit Lux dans le roman de Jeffrey Eugenides.
Leur mère est une catholique convaincue. Peut-être pour expier des péchés passés, dont elle transmet la culpabilité à ses filles qu'elle séquestre, pour punir Lux, et pour les garder auprès d'elle. De même elle restreint tous leurs plaisirs en leur interdisant de fréquenter des garçons, de s'amuser, de vivre leurs vies...
Ce refus d'une communication avec l'extérieur se traduit chez les filles par un repli sur elles-mêmes dès la mort de Cécilia. Toute tentative des narrateurs pour les approcher reste vaine.
Dans cette construction de l'identité féminine, le père joue lui aussi un très grand rôle, car il est le garant de l'autorité dans la famille et compense souvent la haine naturelle de la fille pour sa mère. Mais, les soeurs Lisbon sont en manque d'amour maternel et leur père ne peut le compenser, car même s'il aime ses filles, il n'a pas réellement de rôle dans cette famille, il se sent mal à l'aise dans ce " nid de jeunes filles en fleur " où " la présence de quelques garçons lui manquait ".
Il n'occupe pas la place traditionnelle du père, il confie par exemple toutes les décisions à son épouse : " Je vais en parler avec leur mère, je ferai ce que je peux ", répond-il à un jeune homme qui désire inviter sa fille Lux au bal du lycée.
Les filles ne peuvent ressentir d'amour fort pour ce père trop faible, qui se réfugie dans sa passion pour la science et qui, après la mort de Cécilia va perdre peu à peu toute conscience de la réalité et devenir de plus en plus distant (il finira par parler aux fleurs, et par ne plus reconnaître ses filles).
A cause de ce père trop effacé, les soeurs Lisbon manquent de confiance en elles. En effet, l'image du père est psychologiquement intégrée par le surmoi.
Leur fragilité s'exprime de diverses manières et parmi les filles deux pôles majeurs illustrent parfaitement le noeud de souffrances véhiculées par l'atmosphère familiale et les névroses qu'elle crée : Lux et Cécilia.
Lux n'a aucune considération pour elle-même, elle se dévalorise en permanence :
" Je gâche toujours tout. Toujours ".
Le manque de reconnaissance et d'amour de la part de ses parents, elle le compense par la jouissance du sexe. Elle est la seule à transgresser les règles car elle fume et fréquente des garçons, ainsi elle tente d'échapper à sa soumission et se sent plus libre.
Cécilia est une jeune adolescente complètement introvertie. Elle éprouve un plaisir malsain à ressasser les malheurs du monde : elle dessine des baleines crachant du sang dans son journal intime et s'apitoie sur la destruction de la nature par les hommes. La nature est une victime de la cruauté des hommes, comme elle-même est une victime de la cruauté de sa mère. Sa compassion entraîne donc une fascination pour la destruction et l'irrationnel (musique mystique, robe de mariée).
Les filles, n'ont aucune expérience du monde extérieur, car elles sont habituées à être encadrées et dirigées sans prendre en compte leur désir ni leur épanouissement personnel. Elles ont été affaiblies par leur manque d'assurance et leur manque d'expérience, une fois enfermées, elles tentent de s'évader à travers la lecture de brochures de voyages et en communiquant avec leurs voisins, les narrateurs, grâce à des messages en morse ou à des disques à la mode, qui ne sont que des substituts d'évasion et qui ne mènent à aucune libération.
Si elles ne s'enfuient pas, c'est parce qu'elles se sentent trop faibles pour affronter une réalité à laquelle elles n'ont jamais appris à s'adapter. De plus elles voient leurs propres parents et leurs liens familiaux se détériorer peu à peu, il ne leur reste que leur amour fraternel qui s'exprime par leur unité. Mais cette unité se retournera elle aussi contre elles en les éloignant un peu plus de leur environnement.
Elles n'ont plus la force de survivre et de s'enfuir, elles sont désabusées et dégoûtées par leur existence qu'elles ne peuvent prendre en main car elles ont toujours été écrasées par l'autorité de leur mère. Puisqu'il ne semble y avoir aucune issue à leur torture (qui se concrétise par leur séquestration), elles n'ont plus envie de continuer à souffrir.
Elles décident de s'évader par le suicide qu'elles élaborent comme un scénario cinématographique, entraînant un véritable coup de théâtre, comme un message pour enfin dévoiler leur souffrance au grand jour.
Leur départ prévu avec les garçons est la métaphore de leur départ pour l'au-delà...


II. Analyse de la démarche des artistes

1. Une réalité recréée

Nous nous sommes ensuite intéressées à la démarche de création des artistes. En effet s'ils s'inspirent d'un fait divers, ils n'en créent pas moins une fiction. Ils ne disposent en effet, de l'histoire originelle, que ce que les médias ont diffusé et qui ne leur suffit pas à raconter l'histoire de la famille Lisbon et de leur entourage. Ainsi, bien qu'ils s'inspirent d'un fait divers ils conservent une certaine latitude d'imagination.
Jeffrey Eugenides a choisi pour son roman un point de vue externe aux héroïnes : la narration se fait à travers le regard de jeunes garçons du voisinage de la famille Lisbon. Or, ce choix a bien évidemment des conséquences sur la technique de narration de l'écrivain et de la réalisatrice qui a choisi de respecter ce choix narratif. Les éléments de l'histoire nous sont donnés comme aux témoins sans aucune forme d'explication, comme une suite d'indices que nous devons nous-mêmes analyser pour comprendre l'histoire des héroïnes. Ceci se traduit par la mise en évidence de détails et l'absence de tout commentaire hormis ceux des narrateurs-enquêteurs.
A partir de ce point de vue, il reconstitue donc l'histoire des soeurs Lisbon et, parce que c'est une histoire vraie, il reconstitue aussi la réalité des années soixante-dix. Ne faisant presque jamais de pause explicative dans le roman ou dans le film, l'auteur et la réalisatrice utilisent des codes connus du public afin qu'il puisse se représenter le cadre du récit : les codes vestimentaires par exemple, typiques des années soixante-dix aux Etats-Unis, le vocabulaire, la musique...qui dès le début du récit nous permettent de définir le contexte spatio-temporel.
Il le précise ensuite grâce à des images convenues et à des lieux communs de la littérature et du cinéma. Les premières scènes du film sont, par exemple, une représentation très traditionnelle du " Sunday Morning in mainstream America ", le dimanche matin de l'Amérique moyenne qui est également représentée dans le roman. On trouve aussi des représentations classiques de l'école américaine et des références transparentes aux clichés sur l'Amérique bien-pensante et son hypocrisie, le personnage de Trip Fontaine est lui l'archétype du séducteur d'adolescentes, à la fois " bad boy ", sportif et dragueur il fait partie de l'univers traditionnel de l'adolescence aux Etats-Unis ; c'est un personnage récurrent des films sur le sujet. L'initiation sexuelle dans la voiture, " horsing and petting ", scène rituelle entre toutes est elle aussi présente. Les premières chaussures des cinq filles dans l'entrée, coutume importée des Etats du Sud de l'Amérique ou encore le père homosexuel de Trip Fontaine, illustration de la libération sexuelle, sont encore d'autres exemples de la représentation de la société américaine à travers des détails identifiables par tous.
Voulant raconter une histoire réaliste, l'artiste doit ensuite faire en sorte que ses personnages le soient aussi ; il doit donc les faire agir selon les règles de la psychologie, il utilise donc les notions que nous avons évoquées précédemment et doit nous les faire parvenir de façon discrète afin de respecter son choix narratif. Le déséquilibre psychologique de la mère ne nous apparaît pas de façon évidente mais une multitude de détails nous permettent après examen de le percevoir : ses réactions excessives ou décalées comme lorsque après la première tentative de suicide de Cécilia, alors que les secours emmènent sa fille elle lui apporte sa robe de chambre. Mais aussi, moins évidente mais plus révélatrice, son absence de vie sociale puisqu'elle n'est jamais représentée hors du cercle familial. La fusion fraternelle des héroïnes est, elle, évoquée par leur représentation quasi permanente en groupe et la similitude de leurs vêtements qui, ajoutée à leur ressemblance physique, les rend presque identiques. Le désordre qui règne dans la maison est l'un des premiers signes de la déconnexion du réel de la famille ; que l'on peut aussi voir comme une représentation de son désordre mental.
Enfin, en tant qu'artistes, les deux auteurs développent une esthétique qui leur est propre et donnent ainsi une coloration particulière à la réalité qu'ils veulent représenter.
On retiendra par exemple, dans les deux oeuvres, la scène où les adolescents communiquent par disques interposés qui n'était pas indispensable à la narration. Chez Sofia Coppola, on peut aussi évoquer la lumière dorée dans laquelle baignent certaines scènes du film qui semblent alors irréelles et dans le roman de Jeffrey Eugenides on est saisi par la beauté des descriptions d'un pavillon de banlieue ordinaire.

2. Une réalité transfigurée
A la lumière de cette analyse de la démarche des artistes qui s'inspire de la réalité, on réalise qu'à travers leurs oeuvres ils font plus que représenter la réalité ; ils la recréent.
Et ce n'est évidemment pas sans conséquences.
La précision du contexte spatio-temporel, ajoutée à la focalisation externe du récit nous permet de nous identifier au groupe des narrateurs et de partager leurs émotions et leur fascination pour Cécilia, Lux, Bonnie, Mary et Thérèse.
Si nous pouvons partager cette fascination, c'est aussi grâce au classicisme des représentations de la société américaine choisies par les artistes, qui leur permet de la tourner en dérision et conduit leur public à ressentir cette ironie : l'ironie est très fréquemment présente dans les deux oeuvres, avec, par exemple, les commérages du voisinage, le ridicule du décalage entre la représentation médiatique du suicide adolescent par des journalistes décolorées, trop maquillées, en quête désespérée d'audience et sa douloureuse réalité. Ou encore avec, cette bourgeoise bon teint, caricature de l'hospitalité américaine qui distribue des rafraîchissements alors que les dames du voisinage se sont réunies pour regarder leurs époux arracher la grille sur laquelle Cécilia est morte empalée. Virgin Suicides apparaît aussi comme une critique de la société américaine.
C'est grâce à cette connotation négative et décevante de la société américaine qui nous fait espérer un ailleurs, un mieux, que nous sommes surpris et fascinés par ces héroïnes qui échappent à cette réalité pesante et semblent réussir le prodige de se soustraire au poids de la société.
Pour Jeffrey Eugenides et Sofia Coppola, les cinq soeurs ne sont pas seulement des adolescentes qui ne parviennent pas à échapper à une mère qui leur refuse une vie normale, elles sont aussi, parce que nous les observons de l'extérieur, autre chose et si elles ont cette double dimension c'est parce que l'artiste ne se contente pas de vouloir montrer la réalité, il l'interprète et aucun de ses choix n'est neutre : la plupart des éléments du réel ont une dimension symbolique dans la culture et l'imaginaire collectif. Le rose de la chambre symbole de la douceur et de l'enfance, la licorne, animal fabuleux, emblème du rêve de la magie mais aussi emblème de pureté et de virginité dans les contes du Moyen Age. L'exemple le plus flagrant de cette signification multiple des choix des artistes est probablement le blanc qui habille presque toujours les héroïnes, il évoque lui aussi la pureté, la virginité et qui, ajouté au titre, dont la traduction française serait " Les vierges suicidées ", il évoque les sacrifices de l'Antiquité qui étaient destinés à sauver le reste de la communauté. Mais ici, les artistes suggèrent au contraire que cette tragédie marqua le déclin de la communauté de la " Grosse Pointe ", et les soeurs baignées dans l'enfance, le mysticisme, et l'imaginaire semblent avoir été sacrifiées non pas au nom de la société mais au contraire au nom d'un idéal incompatible avec une réalité dans laquelle elles ne pouvaient s'insérer. Elles symbolisent alors pour nous qui appartenons à cette réalité, l'idéal et l'absolu dont nous avons dû faire notre deuil et nous éprouvons pour elles l'admiration, l'envie mais aussi la gêne que l'on ressent face à ceux qui ont le courage de refuser de se plier aux règles.
Le réseau symbolique que développent les artistes fait partie de l'esthétique que nous avons évoquée, mais cette esthétique est, elle aussi, partie prenante du symbolisme, car choisir de rendre certaines images belles leur donne une portée particulière : ainsi en rendant le monde imaginaire plus clair, plus coloré, Sofia Coppola le rend plus désirable et symboliquement meilleur que le réel. Avec l'épisode romantique du dialogue musical Jeffrey Eugenides idéalise, lui, les relations adolescentes et les descriptions de la maison que nous évoquions plus tôt.
On comprend alors qu'au delà de l'analyse psychologique d'un fait divers, de la critique d'une société que l'hypocrisie rend cruelle, les auteurs nous ramènent à notre adolescence et ravivent en nous la fascination et le désir universels pour l'absolu, la pureté, l'idéal qui ne s'éteignent jamais réellement. Les narrateurs sont d'ailleurs en réalité les adultes que sont devenus ces adolescents, mais des adultes qui grâce aux souvenirs redeviennent les garçons fascinés par l'univers inconnu mais nécessairement plus pur que représentent leurs belles voisines. Pour eux et pour nous qui partageons leur point de vue, les soeurs Lisbon deviennent tout au long du récit, cet absolu, cet ailleurs : à l'origine, l'artiste les rend déjà différentes de leurs parents, et quelque chose de surnaturel semble donc être à l'origine de leur création qui n'obéit pas aux lois de la génétique ; peu à peu elles échappent de plus en plus à la réalité et lorsqu'à la fin du récit elles sont cloîtrées chez elles et ne s'évadent plus qu'au travers des catalogues, elles vivent entièrement dans un monde imaginaire dans lequel les héros tentent de les rejoindre en achetant les mêmes catalogues. Leur mort avant d'avoir vraiment appartenu à la réalité achève de les rendre immatérielles et fait d'elles le mythe fascinant qu'annonçait le titre The Virgin Suicides peu adapté à une simple chronique de fait divers et qui leur ravissait d'ores et déjà leur identité concrète.
C'est pourquoi bien que le suicide y semble connoté positivement, cette oeuvre n'est pas une apologie du suicide mais une critique de la réalité car les héroïnes suicidées n'ont pas le réalisme des autres personnages.
A travers le regard de leurs narrateurs, les deux artistes donnent à leurs réalisations une portée universelle et transforment la réalité d'un fait divers en une oeuvres d'art moderne, une oeuvre en interaction avec son public qui retrouve dans ces symboles son propre rêve d'ailleurs.
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Conclusion~>
A travers le regard de leurs narrateurs, les deux artistes (Jeffrey Eugenides et Sofia Coppola) donnent à leurs réalisations une portée universelle et transforment la réalité d'un fait divers en une oeuvre d'art moderne, une oeuvre en interaction avec son public qui retrouve dans ces symboles son propre rêve d'ailleurs.
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